Par Sylvie Patin, Conservateur général au Musée d’Orsay, correspondant de l’Académie des Beaux-Arts.
L’impressionnisme, baptisé en 1874 d’après l’Impression, soleil levant (Paris, Musée Marmottan Monet), avait été annoncé par des signes précurseurs : une rupture décisive avait bouleversé la peinture de paysage et ce dernier cessait d’être un fond, un décor à l’arrière-plan, en devenant le sujet du tableau traité pour lui-même. Les principes de la tradition classique du paysage historique ou héroïque, composé en atelier, ainsi que le caractère pittoresque du paysage romantique furent abandonnés par les peintres de l’École de Barbizon qui préféraient une vision proche de la nature. S’inscrivant dans la lignée de leurs prédécesseurs, Monet, Renoir, Sisley et Bazille quittèrent l’atelier parisien de Gleyre pour Chailly-en-Bière et le travail en plein air ; leurs œuvres de jeunesse se montrent tributaires de l’influence de Corot dont Berthe Morisot fut l’élève.
Les impressionnistes apportèrent une objectivité qui existait auparavant seulement dans certaines esquisses peintes directement d’après nature. Reprenant le thème classique des saisons, Millet en avait renouvelé l’approche avec la présence de l’arc-en-ciel et le rôle donné à la lumière : Le Printemps (1868-73 ; Paris, Musée d’Orsay) annonçait les toiles de Pissarro, Monet et Sisley, qui saluaient l’arrivée des beaux jours à l’égal de Maupassant (Au printemps, 1881). Aimant à traduire l’aspect éphémère du paysage et tentant de peindre l’impalpable, Monet se montrait sensible aux variations atmosphériques et exécutait des « effets de neige ». Outre les transformations de la nature selon l’alternance des saisons, son évolution au long de la journée, de l’aube jusqu’au soleil couchant, intéressa les impressionnistes. Les titres sous lesquels leurs œuvres figurèrent à des expositions révèlent combien couleur, saison et heure importaient davantage que le lieu (Pissarro, Les toits rouges, coin de village, effet d’hiver, 1877 ; Paris, Musée d’Orsay).
Manifestant une fidélité quasi filiale aux sites en faveur auprès de leurs aînés, les futurs impressionnistes reprirent le chemin de la forêt de Fontainebleau et la route de Normandie avant d’adopter des sites nouveaux qui correspondaient à leur époque. Le réseau des voies de communication par eau et sur terre s’étant développé, étaient apparus des moyens de transport rapides (bateau à vapeur et chemin de fer) qui permettaient voyages et déplacements pour les citadins fuyant la ville. En hommes de leur temps, les peintres représentèrent les « banlieues » proches de la capitale et la campagne, affirmant ainsi leur dépendance par rapport aux moyens de transport : les sites étaient répartis le long des lignes de chemin de fer ou de la Seine (Chatou, Bougival, Louveciennes et Marly-le-Roi).
Les impressionnistes firent davantage que bénéficier des voies de communication et moyens de transport : voyant en eux des motifs dignes de leur pinceau, au même titre que moulins, étangs et forêts, ils les insérèrent dans leurs œuvres. Avec la place accordée aux routes, au chemin de fer et aux trains, aux fleuves et bateaux, aux ponts, les impressionnistes créaient une iconographie nouvelle du paysage, ce « paysage amélioré » par l’industrialisation de leur époque dont ils rendaient compte dans leurs œuvres. Leurs contemporains n’y trouvèrent souvent qu’une insignifiance des sujets et n’en retenaient que le choc visuel dû à une technique spécifique. Les toiles impressionnistes sont plus complexes que leur facilité d’approche immédiate ne pourrait le laisser supposer : les artistes choisirent en fait leurs motifs avec attention. Si le thème de la nature séduisit les impressionnistes, ils surent ne pas l’accompagner d’une farouche opposition à l’industrialisation qui transformait la campagne, action changeante de l’homme sur le paysage. Dans leurs œuvres, s’équilibrent une image traditionnelle de la France et des éléments nouveaux dus aux progrès industriels modernisant la physionomie du pays. Ils introduisaient la modernité en peinture et contribuèrent à célébrer la reconstruction de la France qui s’ensuivit après la guerre franco-prussienne (ponts, routes... ) ; s’ils conservèrent une partie de l’héritage reçu de leurs prédécesseurs qui peignaient forêts, fermes et moulins, ils les firent voisiner sur leurs toiles avec des bâtiments modernes pour offrir une vision exacte de leur pays.
Les divers lieux d’élection des peintres influencèrent leur œuvre et l’image qu’ils nous livraient de la campagne : Monet s’installait à Argenteuil, où le rejoignaient Renoir et Sisley, tandis que Pissarro et Cézanne travaillaient à Pontoise et Auvers-sur-Oise. Certains des impressionnistes restèrent davantage tournés vers le passé alors que d’autres apparurent attirés par le progrès. Le plus obstiné d’entre eux dans l’élaboration de paysages ruraux et champêtres, rustiques, fut Pissarro qui y insérait des paysans, en refusant toute allusion au modernisme et offrant une vision traditionnelle de la campagne. Ses paysages sont habités par l’homme comme les vues familières des villages d’Île-de-France signées par Sisley : des détails y évoquent la présence humaine à l’opposé des paysages déserts de Cézanne. La vision donnée par Monet et Renoir est plus « moderne », en accord avec la vogue des « parties de campagne » aux environs de Paris. Certains impressionnistes tirèrent parti du succès rencontré par l’horticulture : aux « jardins d’utilité », potagers et vergers représentés par Pissarro et Sisley, répondent les « jardins d’agrément » qui retinrent l’attention de Monet et Caillebotte.
Une perception aiguë de la lumière, qui devenait le sujet étudié, des sites différents, des motifs nouveaux, une technique picturale originale avec la fragmentation de la touche et des tons : tel fut l’apport des impressionnistes. Ils surent aussi trouver dans la ville une source d’inspiration : leurs « paysages urbains », observés en vue plongeante, sont redevables, pour leur perspective et leur cadrage, aux estampes japonaises comme à l’art de la photographie naissante. Monet et Caillebotte ne négligèrent pas le « nouveau Paris » du baron Haussmann, ni ces témoins de l’ère industrielle que sont les gares, architecture moderne de verre et de métal. « Nos artistes doivent trouver la poésie des gares comme leurs pères ont trouvé celle des forêts et des fleuves » déclarait Zola (Le Sémaphore de Marseille, 19 avril 1877).