Par Vincent Bioulès, peintre.
Un souvenir d’enfant, qu’il serait trop long de conter ici, m’a fait comprendre que le paysage n’est pas seulement le sujet du tableau qui porte ce nom, mais qu’il est aussi, et d’abord, le lieu d’une confidence et d’un dialogue.
J’ai moi-même commencé à dessiner très tôt, à partir de l’âge de quatre ans et mes parents ont conservé ces dessins après les avoir datés. Lorsque je les regarde aujourd’hui, je m’aperçois qu’il ne s’agit pas de dessins d’enfant mais de ceux d’un adulte maladroit. Tous sont à trois dimensions et c’est l’expression même de l’espace qui en est le sujet véritable. Le sujet n’est pas à confondre avec « le motif ».
Devenu adolescent, je me retrouverai justement sur ce « motif » chaque jeudi après-midi. Une fois au travail je n’aurai qu’un seul but : donner à voir ce que j’ai moi-même sous les yeux, mais lorsqu’il m’arrivera d’être retenu à la maison pour y faire mes devoirs tout en écoutant de la musique de Ravel, la fluidité incomparable de cette musique, sa transparence et sa lumière me transporteront en esprit sur les hauteurs de Méric où, dès que je le puis, je m’en vais peindre ou dessiner en songeant à Bazille. Je suis en train de vivre à la fois l’expérience du manque et celle du désir, liées toutes deux à celle de l’ennui, le bienheureux ennui, enfin à celle de l’imagination. Et c’est ainsi que, réfléchissant peu à peu sur ce que j’éprouvais, je pris conscience que ce que j’appelais paysage n’était pas seulement un ciel, une montagne, des arbres, des fabriques, un premier plan, mais la métaphore d’un vide, d’une absence dont je surprenais la présence douloureuse en moi-même, cette béance et ce manque qui sont, sans doute aucun et paradoxalement, une des composantes de l’amour.
Bien plus tard au Musée du Louvre – et j’ai fait référence à cette expérience lors d’un colloque à la Villa Médicis en 2007 –, contemplant le merveilleux tableau de Corot fait depuis la Villa Médicis et représentant les clochers de la Trinité des Monts, l’œil glissant sur le premier plan à peine suggéré, escamoté même, se trouve propulsé puis retenu, fixé par les éclats de lumière de constructions situées à l’arrière-plan et dont l’appel retentit tel le souvenir douloureux de ce qui est perdu. Ainsi nous ne pouvons étreindre que par le seul et tout puissant désir ce qui nous est à jamais refusé.
Nous voici loin de l’invocation goethéenne à la Nature – die Natur – et que la musique de Berlioz nous fait découvrir sous une forme éclatante et grandiose. Pour ce qui me concerne, la nature dans sa force brute et intacte constitue bien évidemment une sorte de basse-continue soutenant toute l’histoire de la peinture de paysage mais, à mes yeux, fait davantage référence au site proprement dit. Le site n’est pas élaboré, le paysage, si. Le paysage est la mise en scène de ce que nous éprouvons face à la nature ; et sans doute le mot anglais scenery suggère cette dimension particulière. Pour mon compte, c’est l’espace proprement dit, et plus que ses composants, qui devient sous nos yeux le miroir où se reflète l’espace que nous abritons en nous-même, qui est celui de notre vie intime et de notre histoire.
Revenons à Corot. Je crois que les petites peintures réalisées lors de son premier voyage en Italie mettent l’accent sur cette dimension particulière et bien au-delà des paysages de Valenciennes et de Granet.
Quelle que soit la technique adoptée, le premier outil du sculpteur est la lumière ; et c’est la lumière qui, à son tour, sculpte tout paysage. C’est elle qui distribue les plans, nous désigne tel arbre, ou l’éternel « petit pan de mur jaune » où se condense notre regard et notre désir. Les premiers Corot d’Italie en sont le témoignage irréfutable. Je ne crois pas un instant qu’il eut alors conscience, en travaillant sur le motif, de vivre un rapport métaphysique avec le monde dressé face à son regard, mais cette évidence mystérieuse du réel, qui était le véritable sujet de ses études, donne à chacun de ces petits tableaux une dimension saisissante, à la fois dans leur dénuement, dans l’absence de tout artifice, mais aussi dans l’exigence absolue avec laquelle il sait observer et traduire les valeurs, les plans, les colorations à l’aide d’un dessin sans coquetterie et d’une palette rudimentaire. Nous voici confrontés, et sans qu’il ne le sache lui-même, à une véritable éthique.
C’est cette simplicité prodigieuse qui ne cesse de nous apparaître tel un mystère, au même titre que le monde que nous contemplons, et c’est en abandonnant cette manière de voir et de peindre pour se tourner vers un romantisme parfois doucereux qu’il abandonna sans doute cette quête de vérité pour devenir le témoin d’une rêverie datée et partagée par la bourgeoisie de son temps et donner naissance à de nombreux imitateurs ; et il le fit avec un immense talent, une main légère et souveraine, un œil incomparable, qui lui permirent malgré tout de demeurer un grand peintre.
Des peintres tels que Hodler, Marquet ou Hopper surent tirer leçon de l’œuvre de Corot, non point en essayant de s’approprier sa manière, sa technique ou même son regard, mais en se montrant les fidèles sectateurs d’une éthique. Lorsque Baudelaire parle de « morale mise en forme » en parlant de la peinture, il met l’accent sur cette histoire secrète, celle d’une exigence intérieure qui arrache le paysage au « pittoresque » avec lequel on a voulu trop souvent le confondre.
Tout en étant totalement étranger au romantisme allemand, la démarche – et au sens propre – de Corot, traversant l’Italie à la recherche de ce qui fait de lui un homme au cœur serré sans raison, fait à son tour de lui ce wanderer marchant à même le mystère du monde et du cœur humain, et dont une chanson de Schubert ne cesse d’accompagner les pas.