Par Paul Andreu, membre de la section d’Architecture.
C’est un mot qu’on prononce volontiers, sans trop y penser, paysage, un de ces mots simples, familiers, courants, dont le sens s’éparpille si nous l’interrogeons. Le paysage peut être aussi bien visuel, sonore, politique, préhistorique, que géographique, naturel, urbain, terrestre, lunaire ou martien... la liste est infinie. C’est un mot merveilleux qui nous rassemble tous en ne se livrant à aucun, peintres, savants, poètes, voyageurs, habitants de la campagne et des villes, tous nous le prononçons, l’écrivons, un peu à notre guise.
Pour l’architecte que je suis, il s’est associé à des situations si diverses et à des sentiments si contrastés que je renonce par avance à leur trouver une unité, un sens commun.
Dois-je parler de mes colères chaque fois que j’aborde une ville et que je traverse une de ces zones commerciales qui sont le châtiment terrible et désespérant de je ne sais quelle faute ? Ou de celles qui m’envahissent tous les matins, sur le boulevard Henri IV à Paris, quand les feux libèrent la horde des motos et scooters dans un vacarme qui trouble jusqu’à la vue ? Qu’expriment-elles, ces colères ? Parfois la rage de voir un paysage massacré, mais bien plutôt, souvent, celle de se voir imposer un paysage détestable là où il n’y avait rien. Nous n’avons pas besoin de trop de paysages saturant nos sens, il nous faut des répits, des vides, des silences. Et surtout qu’on nous laisse juge de ce qui est important ou beau, nécessaire. Enfant, je m’en souviens, j’aimais bien qu’on me dise : « regarde », mais pas du tout : « regarde comme c’est beau », en insistant quand je ne commentais pas. Attitude à laquelle m’ont plus tard rappelé mes enfants en mettant fin à mes intrusions trop insistantes dans leurs goûts avec l’expression : « c’est coché ». Les enfants ont cette sagesse naturelle de vouloir choisir leurs liens avec les personnes et les lieux, avec le monde. Nous les abrutissons de connaissances inutiles et de désirs forcés, nous nous abrutissons nous-mêmes. Pour être tout à fait clair, je déteste également l’exhibitionnisme des zones commerciales, la satisfaction béate des villages fleuris et les imitations d’architectures anciennes. Quant aux panneaux attirant l’attention sur les beautés à voir, je les trouve la plupart du temps inutiles et, très souvent, nuisibles au paysage.
Laissons les colères, mieux vaut parler des bonheurs. C’en est un, pour moi très grand, de suivre une route bien tracée, respectueuse de la topographie et des cultures, de traverser par exemple le sud de la France de Clermont-Ferrand à Montpellier grâce à l’autoroute A71 et de voir se succéder des paysages différents en suivant des voies qui se séparent puis se rejoignent et dessinent des courbes qui semblent répondre au plaisir autant qu’à l’économie. À l’évidence c’est une vision bien différente de celle que donnaient les routes anciennes, souvent au travers des alignements de platanes, provoquant moins de découvertes ou de retrouvailles attendues. Elle a quelque chose de celle d’un avion en rase motte. Elle ne détruit pas les paysages, elle ne les dilue pas, elle les replace sans les trahir au sein de la géographie dans laquelle ils s’enchaînent. Ce que peuvent faire aussi bien toutes deux, une route ancienne et une autoroute, c’est respecter ce qui est, je crois, l’essence même du paysage : une portion de territoire qui puisse se contenir dans un regard, qui ait une identité assez forte pour provoquer un lien d’appartenance ou d’intérêt avec ceux qui l’habitent ou le traversent, ramenant ainsi le sens du mot pays à son origine. Il n’y a pas de paysage en dehors du regard limité d’un habitant, sédentaire ou migrant. Il faut un autre mot pour dire ce que voient les cosmonautes ou simplement pour ce qu’un Parisien peut dire de sa ville.
Si on veut bien le contenir à cette échelle, le paysage, dans le lien que nous entretenons avec lui, nous parle de la nature la plus originelle, celle qui précédait toute habitation, celle qu’aucun œil humain n’a jamais vue, des climats successifs et des vies qu’ils autorisaient, mais bien peu, bien moins que de ce que nous en avons fait. C’est de notre mémoire récente que, pour l’essentiel, nous parle le paysage. Au mieux un tout petit nombre de millénaires, moins de quelques siècles ou quelques décennies le plus souvent. C’est ce qui crée l’attachement que nous avons avec lui.
L’attachement au paysage, c’est une idée que j’aime beaucoup évoquer. Elle m’est venue avec un certain nombre de mes projets, le sautoir olympique de Courchevel ou le terminal de la Manche à Calais, mais ne s’est formulée qu’à l’occasion d’une étude sans suite pour la petite agglomération de Kumihama au Japon. À l’époque, en 1998, je ne sais pas si elle a beaucoup changé, c’était un gros village de pêcheurs dans un site de collines plantées. Il avait commencé à se transformer, on envisageait d’y construire des équipements de loisir et, en premier lieu, le plus lucratif d’entre eux à l’époque : un golf. J’ai fait une étude du golf, en m’aidant des exemples écossais plutôt que de ceux, japonais ou américains, que le promoteur me citait. Je voulais, sans chercher à disparaître, suivre le paysage. Le modèle d’attitude que j’avais en tête était celui, si différent dans son but, des constructions de défense de Vauban. Visibles, nécessairement, elles se composent dans l’intérêt même de leur fonction autant que pour des raisons d’économie, sur les lignes de la géographie. Elles rajoutent au paysage sans le nier, en l’affirmant au contraire. J’ai proposé que le club house, situé au milieu d’un parcours en 8, occupe le sommet d’une colline, qu’on couperait d’abord, pour le construire ensuite, sous une forme très voisine mais qui ne dissimulerait pas son caractère de bâtiment. J’ai proposé par ailleurs que dans l’ensemble de l’agglomération le développement ne se fasse pas dans une zone concentrée unique, mais au contraire prenne possession du terrain, sans le malmener par petites opérations élémentaires enchâssées dans les masses plantées existantes, une prise de possession à la fois affirmée et ouverte comme peut l’être celle d’un joueur de Go sur le Go-ban. Je suis allé expliquer cela à une assemblée d’habitants. C’était leur paysage. Je voulais le préserver pour eux. En même temps, je pensais que ceux qui, dans un mouvement inverse de celui par lequel la ville ne cesse de grandir, reviendraient pour un temps à Kumihama, ne devaient pas y retrouver la ville encore, dans ce qu’elle a de plus insupportable, mais un paysage non asservi ni banalisé pour des raisons immédiates de facilité et de rentabilité financière, que, de retour à la ville, ils pourraient projeter sur elle. C’était cela pour moi l’attachement au paysage, ce mouvement de va-et-vient dans l’évolution et la création d’espaces habités.
Ce projet accepté d’abord, n’a pas eu de suite, sans que je sache pourquoi. Pour n’avoir pas dû faire face aux difficultés qui auraient certainement accompagné sa mise au point et sa construction, bien peu de projets y échappent, il a conservé pour moi une vérité simple. À ce paysage imaginé sur le paysage existant, je suis resté attaché et je conserve l’espoir d’en reprendre l’idée. Pas seul. Avec un paysagiste. C’est-à-dire quelqu’un dont le champ de réflexion et de création, du territoire au jardin, va bien au-delà du paysage et fait de lui un compagnon de travail indispensable de l’architecte.