Mes trois biennales

Par Yves Millecamps, membre de la section de Peinture.

Pourquoi ce titre qui peut paraître prétentieux ? Uniquement pour exprimer ma joie et ma chance...

J’ai commencé ma carrière d’artiste par la tapisserie (parcours tout à fait inhabituel), à la suite d’une rencontre imprévue avec Jean Lurçat à Saint-Céré en 1952. Avec son enthousiasme légendaire, à la fin de l’entretien, il m’avait convaincu de créer des cartons et de les faire tisser... Ce que je fis, alors que j’étais à la recherche de mon « écriture » artistique personnelle, tiraillé par des tendances parfois diamétralement opposées, curieux d’explorer de multiples voies étranges, insolites, mais dont les deux principales étaient l’abstraction géométrique et l’abstraction lyrique.

Longtemps, la création d’une Biennale internationale de la tapisserie avait été souhaitée par Jean Lurçat, qui désirait qu’elle eût lieu en France. Mais pour des raisons très clairement expliquées par Gérard Denizeau dans son livre Denise Majorel, une vie pour la tapisserie (1), le Centre International de la Tapisserie Ancienne et Moderne (CITAM) fut fondé à Lausanne, et Lurçat, l’initiateur, sera le Président de ces Biennales

D’emblée, il écarte tout malentendu quant à la nature des œuvres présentées : « On entend par tapisserie murale des œuvres originales à tirage limité, qui sont tissées à la main et dont le tissage est contrôlé par l’artiste créateur du carton ».

La première Biennale Internationale de la Tapisserie ouvrira ses portes le 15 juin 1962. J’ai eu la chance de faire partie des douze artistes français invités à y participer, j’étais le plus jeune représentant de cette section. Je n’avais jamais revu Lurçat ni été en rapport avec lui depuis Saint-Céré en 1952... Par la suite, je fus de nouveau invité à la 4e Biennale en 1969, et à la 5e en 1971.

Pour concourir, il fallait envoyer une maquette à Lausanne, afin de la soumettre à un jury international. Et lorsqu‘après plusieurs semaines arrivait le verdict dans l’enveloppe jaune du CITAM, avant de l’ouvrir, l’angoisse était à son comble !

Cependant, rapidement, avant même que ne commence la 2e Biennale, les notions de « broderie » et d’espace furent évoquées par Pierre Pauli, commissaire général du CITAM. Et de murale et plane, la tapisserie devint aussi « tridimensionnelle », réalisée techniquement avec toute sorte de matériaux par l’artiste lui-même. Les précurseurs les plus connus de cette évolution furent des femmes telles que Magdalena Abakanowicz, Olga de Amaral, ou Sheila Hicks.

Pour ma part, il n’était pas question de rejoindre cette tendance, et ce, pour trois raisons essentielles :

- elle ne correspondait pas du tout à ma conception de la tapisserie et de mon rapport avec le textile.

- le temps passé à ce type de réalisation réduisait considérablement celui qui pouvait être consacré à la recherche et à la création. J’étais peintre avant tout.

- mon mode d’expression pour le volume et l’espace s’accordait davantage à la rigueur du métal, et plus particulièrement à l’acier inoxydable.

Mais ma participation à ces Biennales, parmi de grands noms, mes aînés de trente, quarante ans ou plus, fut d’une extrême importance et me conforta quant à la validité et au sens de mon travail. Il ne pouvait y avoir pour moi, à l’époque, de plus grande reconnaissance, et j’ignorais que plus tard certains des exposants m’auraient précédé à l’Académie.

Toutefois, j’étais « entré en tapisserie » tardivement, vers la fin des « Trente Glorieuses », et le premier choc pétrolier de 1973 allait tout bouleverser !

Les ateliers Pinton avaient tissé les 9/10e  de mes tapisseries, et employaient à l’époque environ 125 lissiers travaillant à Felletin dans un immense atelier conçu par l’architecte Jean Willerval. Dix ans plus tard, lorsque j’y suis retourné pour récupérer mes cartons, seuls quatre ouvriers tissaient au fond de cet immense vaisseau ! Le spectacle était saisissant !

Si jusque dans les années 60, on suivait le principe de rémunération des différents intervenants instauré par Lurçat : 1/3 pour le lissier, 1/3 pour la galerie, 1/3 pour le créateur du carton, par la suite ce fut : 2/5e pour le lissier, 2/5e pour la galerie, 1/5e pour l’artiste... Ce qui pouvait encore être admissible en cas de commande, mais devenait totalement irrationnel et dérisoire quand l’artiste autofinançait ses tapisseries pour les exposer.

Le 24 avril 1965, Lurçat m’adresse une lettre que je n’ai, jusqu’à présent, jamais montrée ni publiée, il précise bien : « Ce n’est pas en tant que Président de la Biennale que je vous écris, c’est en tant qu’ami. » (les deux mots soulignés - pour exprimer avec une grande retenue, les « difficultés » de différents ordres - local, politique, organisationnel, etc. - qu’il rencontre à Lausanne en tant que Président de la Biennale). J’avais évidemment présenté ma candidature, qui n’avait pas été retenue, dans l’espoir de participer à la 2e de ces manifestations, reportée pour de multiples raisons à 1965.

En réalité, il s'agissait d'une lettre chaleureusement confidentielle, extrêmement amicale à mon égard, laissant entendre qu'il déplorait l'échec de ma candidature, me faisant comprendre à demi-mots « l'atmosphère » régnant à Lausanne, pressentant l'évolution et l'esprit diffèrent des futures expositions... missive qu'il n'était évidemment pas tenu, vu sa notoriété, de m'envoyer ! Elle reste pour moi une très précieuse démonstration de son amitié, de son humanité.

Parallèlement, j’avais commencé ma carrière de peintre, menée dans le silence et une solitude qui m’était chère, loin de tout tapage médiatique, et, dans la mesure du possible, hors des réseaux commerciaux habituels, ce qui était assez suicidaire mais engendrait une immense liberté d’esprit... ■

 

Artistes français invités à participer aux Biennales de la tapisserie de Lausanne de :

1962 (1re) : Maurice André, Le Corbusier, Louis-Marie Jullien, Jean Lurçat, Mathieu Matégot,

Yves Millecamps, René Perrot, Jean Picart le Doux, Mario Prassinos, Marc Saint-Saëns,

Michel Tourlière, Robert Wogensky.

1969 (4e) : Pierre Daquin, Émile Gilioli, Alfred Manessier, Georges Mathieu, Yves Millecamps,

Jacques Plasse Le Caisne, Mario Prassinos, Jean Rivier, Michel Seuphor, Claude Sthaly,

François Stahly, Michel Tourlière, Victor Vasarely.

1971 (5e) : Brassaï, Marie-Thérèse Codina, Geneviève Dupeux, Thomas Gleb, Étienne Hajdu,

Hans Hartung, André Masson, Jean Messagier, Yves Millecamps, Aurelie Nemours,

Serge Poliakoff, Mario Prassinos, Claude Sthaly, François Sthaly, Raoul Ubac.

 

1) Gérard Denizeau : Denise Majorel, Une vie pour la tapisserie, Éd. Musée départemental de la tapisserie. Aubusson ; Le Chant du Monde, Éd. Somogy / Musées d’Angers ; Millecamps tapisseries 1956-1975, préface de Serge Lemoine, Éd. Somogy.

Yves Millecamps, « Sirius », tapisserie exposée à la 4e Biennale internationale de Lausanne en 1969, tissée par les ateliers Pinton à Aubusson-Felletin, 198 x 297 cm, 18 tons plus blanc.
Yves Millecamps, « Sirius », tapisserie exposée à la 4e Biennale
internationale de Lausanne en 1969, tissée par les ateliers Pinton à
Aubusson-Felletin, 198 x 297 cm, 18 tons plus blanc.