Par Bernard Perrine, correspondant de l’Académie des Beaux-Arts.
Régulièrement les institutions et les éditeurs nous gratifient d'expositions et d'ouvrages, souvent volumineux, sur l'histoire de la photographie du sport ou sur ses clichés dits « iconiques ». Sur fond de Jeux Olympiques, le Brooklyn Museum (1) montre ainsi, jusqu'au 8 janvier 2017 : « Who Shot Sport : a photographic history, 1843 to the present ». Une sélection de Gail Buckland qui retient comme point de départ les fameuses ascensions du Mont Blanc photographiées par les Frères Bisson qui, selon le témoignage de Mark Fisher, « espéraient (déjà ndrl) des photos qui transcendent... ». Une intention qui oriente d'ailleurs les choix iconographiques de l'ouvrage.
Tout comme celui de Philippe Tétard pour Les pionniers du sport (2), un ouvrage qui raconte la naissance du photoreportage sportif et réunit plus de 200 photographies en provenance de l'Agence Rol fondée en 1904. Tout comme, en 1989, Jean-Claude Gautrand avait réuni dans Visions du sport (3), une sélection des icones en noir et blanc, parues entre les années 1860 et 1960.
L'inconvénient de ces expositions et publications est qu'elles ne posent pas les questions essentielles sur ces photographies qui, au-delà de leurs apparences, reflètent les évolutions du medium et surtout celles de la société.
Si, aux origines, Saccadas d'Argos compose la première symphonie de l'histoire pour célébrer Apollon, vainqueur au pentathle ou Pindare des poèmes pour accompagner les premiers jeux, ces derniers furent vite « récupérés » par les univers marchands. Avec comme point final le Colisée comme instrument politique : « panem et circenses ».
Une dérive marchande qui se renouvellera après la réhabilitation des Jeux par le Baron Pierre de Coubertin. L'analyse historique montre en effet le passage du « jeu » de l'Ancien Régime à l'invention du sport au xixe qui traversera la Manche pour s'installer en France. Sur les affiches des Jeux, Coca Cola, Nike et autres sponsors ne tarderont pas à remplacer les œuvres des Fernand Léger, Edgar Degas, Victor Vasarely ou Serge Poliakoff... qui ornaient celles des J.O. de Munich en 1972... Tout comme un certain âge d'or de la photographie sportive sera progressivement supplanté par les médias de masse. En effet, selon Georges Vigarello (4), « le sport donne à croire et convient parfaitement aux exigences de l'image... dont la télévision démultiplie les possibilités de spectacle, ses formes et ses effets économiques et culturels. Des enjeux qui le soumettent à de nouvelles passions : celles de l'argent, celles des médias. Ils favorisent dopage, trucage, malversations... ». Une économie du sport qui est passée des supports imprimés, avec la photographie, aux « supports animés », à la télévision : la cérémonie d'ouverture des J.O. en 2016 n'a-t-elle pas été « vue » par plus de 2 milliards de téléspectateurs !
Néanmoins, ce fut bien la photographique qui contribua au développement de l'intérêt pour l'image du sport. Elle induisit d'abord la création de nombreux magazines spécialisés, de rubriques de plus en plus nombreuses et importantes dans les magazines et les quotidiens, avec le passage d'un photographe spécialisé à un photographe « généraliste ».
Car, non contente de refléter les grandes mutations de la société, la photographie de sport pourrait constituer en soi une histoire de la photographie, dans le sens où elle accompagne également ses développements techniques et esthétiques.
Pour l'anecdote, aux origines, Nicéphore Niépce, l'inventeur de la photographie, n'a-t-il pas aussi, avec sa draisienne, perfectionné le vélo !
Si le statisme des débuts, imposé par la technique de l'époque, amène Charles Durieu avec Delacroix à immortaliser des corps d'athlètes, la stéréoscopie rend compte des premiers combats de boxe tandis que les grands photographes paysagistes se tournent vers l'alpinisme prisé par un public fortuné qui, dans les années 1860, ascensionne le Mont Blanc sous l'œil des Frères Bisson, Aimé Civiale ou Adolphe Braun.
Dans cette mouvance et pour satisfaire l'anglomanie à la mode, Eugène Chapus, un arbitre, lance en 1850 Le sport, journal des gens du monde qui sera suivi dans la décennie par de nombreux titres comme Le Vélocipède (1869), Le Vélocipède illustré (1869), La revue des Sports (1876), Le sport Vélocipédique (1880), La revue Vélocipédique (1880)...
Pas de photo de sport sans support pour la diffuser. Pour cette raison, Léon Crémière publie en 1866 Le Centaure, une revue illustrée qui parle du sport, de la vénerie, de l'agriculture et des Arts.
Nadar photographie son fils Paul sur une bicyclette, car celle-ci est omniprésente à cette époque avec le hippisme, alors que la décennie suivante privilégiera l'automobile, et que la recherche se préoccupera à essayer de décomposer les mouvements à travers les chronophotographies du français Étienne Jules Marey, reprises par l'anglais Eadweard Muybridge. Elles bousculeront les représentations picturales en démontrant qu'un cheval au galop reste un moment suspendu au dessus du sol. Ce sont d'ailleurs ces expériences qui conduisirent le photographe et peintre Thomas Eakins à étudier les mouvements des athlètes.
Si nous insistons sur l'importance de cette période, c'est parce qu'elle a eu une influence capitale sur la décision du baron Pierre de Coubertin de faire renaître les jeux et l'olympisme, pour « rendre le sport plus populaire ». Tout concourrait pour que les premiers jeux se déroulent, ils eurent lieu en 1896 à Athènes.
Tout était prêt également pour la naissance du reportage photographique qu'incarnera Jules Beau qui sera sur tous les fronts : boxe, natation courses automobiles, lutte, athlétisme, courses hippiques...
Les conditions étaient également réunies pour que le jeune Lartigue, imprégné de cet univers, le transcende avec ses photographies d'automobiles, ses sauts et ses jeux de ballon, chroniques des évolutions de la société que l'on retrouve à travers ses 116 albums Chic le sport (5), publiés en 2013, dans lesquels il revisite ces prémices du sport.
Tout est prêt également pour que cela devienne un marché accaparé par les agences photographiques, en particulier l'agence Rol, qui pourvoit en images des revues illustrées comme La vie au grand air ou les pages des quotidiens et des magazines.
La Première Guerre mondiale vient stopper ces évolutions avant que les années vingt révèlent les premiers grands photographes qui apporteront à la photographie sportive ses lettres de noblesse. Ils sont portés par des magazines qui se spécialisent et publient des photographies de qualité qui leur assurent un succès auprès des lecteurs.
L'Europe centrale est un véritable creuset avec des photographes comme André Kertész, Lothar Rübelt, un athlète qui passera de la piste à la création de son agence photographique. Mais aussi le hongrois Martin Munkàcsi, l'allemand August Sander ou le suisse Lothar Jeck.
Les années trente voient une accélération des techniques tant dans le domaine des appareils de prise de vue (apparition du petit format avec le Leica, invention du « roll-film », augmentation de la rapidité des films... ), que de l'éclairage (invention de la lampe flash ou de la stroboscopie... ).
Et parallèlement, sous l'influence du Bauhaus, une remise en cause de l'esthétique de la prise de vue (plongée, contre-plongée, séquence...).
Des sauts qualitatifs qui conférèrent à la photographie de sport une sorte de référence qui ira jusqu'à influencer les milieux de la mode et l'écriture d'un Hoyningen Huene, d'un Horst P.Horst ou de Martin Munckàcsi engagé par le magazine Harper's Bazaar dès 1934.
En devenant de plus en plus populaire, le sport engendre le lancement de nombreux quotidiens comme L'Auto ou Paris-Soir, il gagne les pages de magazines prestigieux comme L'Illustration, Regards, Vu, Arts et Métiers graphiques ou La Revue du Médecin... en France, Life aux États-Unis ou le Zurich Illustrierte en Suisse. Des photographes comme Gjon Mili continuent les expériences scientifiques sur la décomposition ou la fixation du mouvement dans la veine de Marey. D'autres, comme André Steiner, Pierre Boucher ou Maurice Tabard, s'appuient sur les acquis du Bauhaus et des progrès techniques pour suggérer vitesse et mouvement.
La photographie de sport sera récupérée à des fins politiques. Adolf Hitler détournera l'idéal olympique au profit de la propagande ou de la fanatisation en exploitant les images de Leni Riefensthal, de Lothar Rubelt ou Lothar Jeck.
Ou en récupérant l'esthétique révolutionnaire d'un Alexandre Mikhailovich Rodtchenko comme assise du Réalisme socialiste. L'accentuation des perspectives et l'utilisation des gros plans mettront en exergue les grandes parades de gymnastes.
Après la Seconde Guerre mondiale, tout s'accélère. La technologie, les matériels, les transmissions, la diffusion et les modèles économiques.
Avec les perfectionnements des appareils et des films, l'image, fixe d'abord puis en mouvement, devient le vecteur de la promotion du sport. Elle entre dans Le trafic des nouvelles (6) et les agences mondiales d'information.
Les appareils deviennent plus maniables avec la généralisation du film 35mm, ils se dotent de téléobjectifs de plus en plus puissants et lumineux. Une voie ouverte au cours des J.O. de 1936, restés célèbres pour d'autres raisons, avec la fabrication par Carl Zeiss Jena d'une optique dédiée à la photographie de sport : le fameux Sonnar 180/2,8 baptisé pour la circonstance « Olympia ».
Les émulsions, qu'elles soient en noir ou en couleur, deviennent de plus en plus rapides et fines, ce qui permet d'arrêter les mouvements d'autant plus facilement que l'apparition des moteurs permet de réaliser des séquences que l'on éditera plus tard.
Notre époque a ceci de spécifique, et ce sera encore plus vrai avec la généralisation du numérique, que, pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, on assiste en même temps à une mutation des outils de création et des supports de diffusion.
Né à la même époque que les J.O., le bélinographe assure la transmission des photographies jusqu'aux premières expériences de transmission des images par satellite grâce au Dixel développé par Hasselblad. Elles se déroulèrent lors des XXIIIe J.O. de 1984 à Los Angeles et permirent au quotidien japonais Asahi Shimbun de publier les trois victoires de Carl Lewis sans perte de temps.
Développée avec l'Agence France Presse, l'utilisation du Dixel 2000 se généralisera à partir des J.O. d'hiver à Calgary pour le grand bonheur de cette agence.
Un tournant capital pour la diffusion des images qui raccourcira les délais de publication de toutes les grandes manifestations comme les J.O., les coupes du monde de football ou en général les grands évènements, sportifs ou non.
Un tournant capital qui va changer la manière de travailler, où la vitesse va l'emporter sur la qualité et assurer la primauté des agences filaires sur les autres.
Une réalité qui sera renforcée une décennie plus tard avec la généralisation de la photographie numérique et celle d'internet.
Elle sonnera également la fin d'agences, comme celle créée par Gérard Vandystadt au début des années 1980 avec comme credo la production de « belles images » de sport, et qui marqueront pendant plus de deux décennies une sorte d'âge d'or de la photographie de sport qui sera portée par les magazines du monde entier. Loin des contraintes des soutiers de la rapidité, les photographes de l'agence à l'exemple de leur modèle donnaient la priorité à la recherche du beau geste significatif de l'athlète et de son sport qui, trente ans après, garde toute sa valeur au-delà de l'anecdote.
Elle marquera aussi la fin des cahiers spéciaux présents dans les grands magazines du monde entier à l'exemple des spécialistes comme George Silk ou Paul Seen pour Life Magazine.
Comme dans l'entre-deux guerres, la photographie de sport aura non seulement une influence sur la photographie de mode mais elle imposera son style aux créateurs de mode, tout comme elle influencera de nombreux artistes.
À l'inverse, des photographes comme William Klein, qui a imposé un style à la photographie de mode, s'aventureront à photographier le sport (football (7), boxe (8), tennis (9)... ). De même, plus que le sport proprement dit, d'autres photographes se concentreront sur les événements que constituent ces grandes manifestations sportives. Robert Capa ou Sebastiăo Salgado suivront le Tour de France, Henri Cartier-Bresson fera un grand reportage sur les 6 Jours de Paris, Robert Doisneau au Central du Sporting Club ou Marc Riboud lors des grandes rencontres de football de ce que l'on appelle depuis 1992 « Premier league », sans oublier Yann Arthus-Bertrand qui, pendant plus d’une décennie, assurera la couverture des Internationaux de France à Roland Garros... Tandis que d'autres photographes comme René Jacques mettront en scène les gestes des sportifs pour illustrer Les Olympiques d'Henri de Montherlant, et Gjon Mili ou Harold Edgerton perfectionneront les décompositions de mouvements des sportifs mais cette fois plus dans un but esthétique que scientifique.
À la fin du XXe siècle une exposition et un livre proposant un bilan sur la photographie de sport se terminaient sur la « photo-finish » d'une arrivée de finale du 100 m, prise par les scanners des systèmes de chronométrage officiel « Omega timing ». Comme si la photographie tirait sa révérence devant l'omniprésence de la télévision.
Bien que parqués dans des espaces réservés, les photographes sportifs continueront et continuent à couvrir les grands rendez-vous. Ils sont concurrencés par les progrès techniques incessants comme ces drones qui survolent les aires de compétition ou ces appareils dissimulés au fond des piscines olympiques pour enregistrer automatiquement les mouvements des nageurs sous l'eau.
Ces nouveaux angles de prise de vue ouvrent la voie à des mondes nouveaux, inaccessibles au commun des mortels, tout comme la prise de vue ultra-rapide qui vient figer le mouvement en sculpture et transforme la moindre goutte d'eau en matière.
Mais les progrès de la technologie ne s'appliquent pas uniquement à la photographie, ils vont également faire évoluer le sport. Le XXIe siècle a vu et verra l'arrivée de nouvelles disciplines dans lesquelles l'énergie électrique relèguera les traditionnels carburants.
Et, de plus en plus prisé par un nouveau public, l'e-sport se professionnalise. Le projet de loi pour une république numérique, voté le 3 mai dernier, prévoit un contrat de travail spécifique pour les joueurs professionnels de jeux vidéo et le journal Le Monde daté 30-31 octobre 2016 indique, images à l'appui, que « Filmer et commenter l'e-sport, (est devenu ndrl) un vrai métier ».
On le disait en introduction, l'image du sport est avant tout un reflet de l'impact des progrès technologiques aussi bien sur les images fixes et animées que sur les évolutions du sport lui-même. ■
1) Brooklyn Museum / www.brooklynmuseum.org
2) Les pionniers du sport, Philippe Tétart, Coédition Bibliothèque nationale de France / Éditions de la Martinière
3) Visions du sport, photographies 1860-1960, Jean-Claude Gautrand, préface de Pierre Borhan. Éditions Admira 1989.
4) Georges Vigarello, Du jeu ancien au show sportif. La naissance d'un mythe. Éditions du Seuil Histoire 2002.
5) Chic le sport, Jacques-Henri Lartigue. Éditions Actes Sud, coédition Hermès 2013.
6) Le trafic des nouvelles, Olivier Boyd-Barnett et Michael Palmer. Éditions Alain Moreau 1981.
7) Torino 90, William Klein. Federico Motta Editore 1990.
8) Mohammad Ali the Greatest DVD 2012.
9) The French, Rolland Garros DVD 1981-82.