Par Johann Chapoutot, Professeur d’Histoire contemporaine à Paris-Sorbonne (Paris IV), auteur de «Le Nazisme et l’antiquité » (PUF) et de « La loi du sang. Penser et agir en nazi » (Gallimard).
Avec Leni Riefenstahl, qui était une des actrices les plus en vue, comme Marlene Dietrich, de la fin des années 1920 en Allemagne, et qui, contrairement à l’héroïne de L’Ange bleu, fit le choix de rester en Allemagne en 1933, les nouveaux maîtres de l’heure ont trouvé une de leurs propagandistes les plus talentueuses – un talent qui fait de ses images, aujourd’hui encore, le rendez-vous incontournable, semble-t-il, de tout documentaire sur la période 1933-1945.
Depuis le début de leur aventure politique, les nazis exprimaient leurs ambitions et leurs conceptions politiques en termes de mouvement (« die Bewegung ») mais aussi de masses (« Massen », « Kolonnen », « Block »). L’image animée du cinéma de Riefenstahl leur offrit le mouvement, et les sujets qu’elle filmait les masses, l’architectonique humaine et de pierre qui exprimait leurs ambitions de domination totale.
On retient du cinéma de Riefenstahl les travellings parfaits qui, au sol ou aériens, parcourent les « puissantes colonnes de notre mouvement » (Hitler) : alignements d’hommes au cordeau sur les esplanades de Nuremberg, verticalité des drapeaux suspendus derrière l’orateur... Ce qui se donne à voir, dans une mise en scène très pensée, est l’ordre nouveau de l’Allemagne régénérée par la vision du monde et la pratique politique nazies. À la société atomisée de la République démocratique, à l’agrégat informe des individus hérité de la Révolution française, puis des révolutions de 1848 et de 1918, succède la communauté organique et organisée, la communauté militaire de l’Allemagne en guerre, impeccablement alignée derrière son chef comme une troupe au combat. Ce que les films de Leni Riefenstahl devaient donner à voir aux Allemands et au monde, c’était avant tout l’ordre retrouvé, la pacification d’une communauté allemande auparavant divisée par les querelles de partis, et désormais réunie autour d’un but et de principes communs. C’était aussi la joie de la vie communautaire, les jeux qui émaillaient la vie du camp de SA ou de Jeunesses Hitlériennes, les réjouissances du groupe avant le travail et l’exercice de la discipline. Les images, imposantes, ont une fonction puissamment normative et performative : elles devaient dire aux Allemands et au monde la vérité de la nouvelle Allemagne, et conduire les membres de la « communauté du peuple » à prendre eux aussi, chacun, leur place dans le rang. La qualité et la force de ces images sont telles que, aujourd’hui encore, l’usage documentaire et scolaire qui est fait du cinéma de Riefenstahl signe une forme de victoire mémorielle des nazis : ce cinéma donne une idée fausse de ce que fut le IIIème Reich, l’idée que ses responsables eux-mêmes voulaient que l’on s’en fît. La géométrie humaine impeccable, l’irréprochable ballet des cérémonies, la succession très précise des activités masque obstinément ce que fut le quotidien militant, et la réalité organisationnelle du « mouvement ». La cinéaste, par l’art du montage, parvient à masquer l’ennui écrasant des participants aux grand-messes de Nuremberg : l’attente entre les cérémonies, puis les longues heures à rester debout, au garde-à-vous, dans une tétanie morale et musculaire dont Hitler lui-même se plaignait. Les images de joie sont trompeuses : dans la ville de Dürer, la mélancolie n’est pas totalement couverte par les fanfares et les défilés. Les images d’ordre induisent tout autant en erreur : la prolifération des institutions, instances, officines du parti, de ses différentes organisations, et de l’Etat produisent ce que les historiens appellent pudiquement une polycratie, et que l’on pourrait tout aussi bien qualifier de maelström. Il est possible que la multiplication d’instances concurrentes et leur rivalité permanente aient procédé d’un darwinisme social bien pensé et appliqué aux structures administratives. La réalité n’en était pas moins une débauche d’énergie, de luttes intestines et de contradictions permanentes générées par une rivalité implacable. Corollaire de ces rivalités : le chaos des ambitions, mais aussi une corruption féroce, la course aux honneurs s’accompagnant d’une volonté d’enrichissement des nouveaux maîtres de l’heure, sur les territoires dominés (l’Allemagne, puis l’Europe) que bien des responsables, à tous les niveaux de la hiérarchie, considéraient comme des réserves de chasse.
L’usage documentaire, c’est-à-dire illustratif et non critique, des images de Leni Riefenstahl nous masque donc la réalité d’une Allemagne nazie instable, chaotique, hésitante et contradictoire – ces hésitations et contradictions permettant de comprendre la poussée en avant dans la conquête et dans le crime, produits d’une radicalisation cumulative qui permet seule de comprendre la dynamique militaire, répressive et meurtrière du régime.
L’image, très normée, que Leni Riefenstahl nous donne du IIIème Reich, image elle-même productrice de normes (s’aligner, prendre son rang, être productif et joyeux...) est donc une fiction – ce qui, une fois encore, rend problématique son usage documentaire, sinon pour investir et comprendre une vision du monde et un projet politique.
Fictionnel, le cinéma de Léni Riefenstahl a aussi pour fonction de produire une fable, un récit historique imaginaire sur l’origine et le devenir de la race nordique. Cette fonction est dévolue à l’autre grande œuvre de la cinéaste, son film sur les Jeux Olympiques de 1936. Le prologue de ce film se déroule dans une antiquité reconstituée, jonchée d’œuvres qui sont autant de signes d’une Grèce classique de pacotille, d’où tout souci de la chronologie, donc toute historicité, a été évacué : le prologue présente ainsi une Vénus de Milo, le Parthénon et ses caryatides, un buste d’Alexandre le Grand, quelques fûts de colonne brisés placés littéralement sur le même plan... Dans ce bazar d’œuvres se trouve le discobole de Miron, représentation achevée de l’athlète grec, donc germanique-nordique. Dans un fondu-enchaîné saisissant, la cinéaste anime cette statue qui, par la magie du procédé cinématographique, s’anime pour laisser la place à un athlète bien vivant, Erwin Huber, qui prolonge et achève le geste du discobole et lance le disque. Le message, sans être explicite, est limpide : la chair contemporaine accomplit le destin des pierres antiques. La vérité de la race nordique, déposée dans le conservatoire de pierre de la statuaire antique, est révélée et animée par l’Allemagne contemporaine, qui, par sa politique raciale et eugéniste, achève ce que les Grecs de l’antiquité, des hommes du Nord, avaient esquissé. En quelques séquences, c’est donc toute une histoire de la race germanique-nordique qui est contée ici : les Grecs étaient des Germains, et le nazisme renoue la chaîne des temps en accueillant les Jeux olympiques à Berlin, en recréant le type d’homme sain et beau que l’antiquité était censé avoir promu.
Bien loin d’être le simple reporter qu’elle prétendait être et que l’on voit encore trop souvent en elle, bien loin de rapporter la simple réalité du IIIe Reich, Leni Riefenstahl a été une productrice de « vision du monde » (Weltanschauung) : par ses images, elle a puissamment contribué à édifier le monde nazi, celui de la fable historique (en recréant l’antiquité, le nazisme permet à la race nordique de revenir à sa vérité et à son authenticité) et de la norme comportementale et éthique (l’ordre et la joie). La diffusion des images qu’elle a tournées, dans une répercussion démultipliée par la profusion croissante des documentaires « historiques » sur la période nazie, diffusion brute, illustrative et non critique le plus souvent, signe donc une faillite de l’intelligence historienne et une victoire, posthume et saisissante, du projet de la cinéaste et de ses commanditaires : faire passer la fiction pour le réel.