Le sport vu par un sympathisant

Par Érik Desmazières, membre de la section de Gravure.

La lenteur de l’estampe, la vivacité sportive, voilà deux temporalités bien contradictoires... Pourtant le XXe siècle a vu certains graveurs et lithographes représenter des manifestations sportives, dans la lignée de Géricault et de sa fameuse lithographie de 1818, Les Boxeurs. Et de fait, c’est ce sport plus que tout autre qui semble avoir en premier lieu inspiré les adeptes du noir et blanc. On pense à George Bellows (1882-1925) qui produisit de magnifiques lithographies en noir et blanc, très sculpturales de combats de boxe. On pense par exemple à son A Stag at Sharkey’s de 1917. Un autre artiste, illustrateur et graveur, complètement oublié maintenant, Robert Riggs (1896-1970), illustra aussi avec talent ce sport. En France, l’artiste qui fut le plus séduit par cet univers et qui connaît aujourd’hui une sorte de purgatoire, fut André Dunoyer de Segonzac (1884-1974). Il s’intéressa de près à tous les sports, à la danse également, et réussit avec succès à fixer l’instantané du mouvement dans des eaux-fortes très libres. Outre les rings, il fréquenta assidument les stades, le Vélodrome d’hiver et illustra toutes sortes de compétitions sportives, natation, cyclisme, athlétisme, avec toutefois lui aussi une prédilection pour la boxe et un réel talent à « griffonner » le cuivre avec légèreté tout en saisissant avec justesse le mouvement, la vitesse, les jeux de jambes... Voilà ce que ce « sympathisant du sport » écrivait en novembre 1958 à l’occasion de l’élaboration de son catalogue raisonné :

 

“Le sport vu par un sympathisant :

Je n’ai jamais été un vrai sportif – ni passionné, ni même convaincu -. Mais plutôt un vague amateur, et surtout : un « voyeur ». J’aimais et j’aime toujours « regarder » les beaux mouvements : ceux des danseuses comme ceux des athlètes : Isadora Duncan comme Nijinski ou Gaudin, comme Carpentier.

« C’est beau comme Racine », clamait un jour Romain Coolus pendant un combat de Carpentier : « même élégance, même style, même mesure ! »

Mes débuts sportifs commencent vers 1894 par l’achat d’une bicyclette au magasin du « Bon Marché ». Cette machine - cadeau de mon père, malgré l’opposition de ma mère qui y voyait une dépense dangereuse et inutile - a été le premier témoin de ma vie sportive : large guidon, caoutchoucs pleins, munie d’un cadre : en 1894 c’était d’une extrême « nouveauté ».

Plus tard, un peu de tennis et de football, le jeudi, quand j’étais au lycée Henri IV, puis, à l’époque de ma rhétorique, course à pied, le « mille cinq cents mètres », au Sporting Club universitaire de France, dans le parc de Sceaux.

Je n’ai réalisé aucune performance intéressante à cette époque, où Giraudoux était champion de France du « 400 mètres », en 54 secondes, je crois.

En fait, un seul sport m’a vraiment conquis : la chasse à tir au chien d’arrêt que je pratiquais à Boussy-Saint-Antoine sur les terres de la ferme, propriété de ma grand-mère, Clémence Persil.

Ce beau domaine en lisière de la forêt de Sénart [...] Je restais des heures en observation tout en lisant Jules Verne et Walter Scott et, plus tard, Balzac et Stendhal.

Après vingt ans, j’ai délaissé la chasse : la peinture et le dessin m’ont absorbé complètement.

Vers 1912, plus par amitié que par goût sportif ou hygiène, j’ai pratiqué l’escrime chez mon ami Paul Poiret, le couturier artiste et mécène.

J’y retrouvais Boussingault, Chéruit et des artistes dont la chère Marie Laurencin qui venait croiser le fer avec nous.

Elle tenait son fleuret de la main droite et son face-à-main de la main gauche, pour mieux observer son adversaire à travers le masque métallique.

C’était un rendez-vous charmant, plus parisien que sportif.

Quant à l’« l’auto » je ne la mentionne que pour la forme – la considérant plutôt comme un fauteuil roulant pour me rendre sur « le motif », et ne l’utilisant qu’à l’extrême ralenti.

De tous les sports, c’est la boxe qui m’a le plus passionné.

Entre 1910 et 1914, à la grande époque des Sam Langford, Sam Mac Vea, Joe Jeannette, Harry et Willie Lewis, Dixie Kid, Klaus, Papke, j’ai pu assister aux débuts de Carpentier, j’ai vu Moreau et Bernard dans leur pleine forme et j’ai vu monter sur le ring ces tout débutants qu’étaient Ledoux et Criqui, ces futures champions du monde de l’après-guerre 1914-1918.

J’allais aux grands combats, Salle Wagram, à L’Hippodrome et à La Grande Roue, mais j’affectionnais particulièrement une salle modeste : Les Arènes de Boxe où paraissaient les débutants dans de petits matches de quatre à six rounds au maximum.

Les familles des jeunes boxeurs étaient présentes dans la salle : « Ne t’énerve pas », criait une mère anxieuse dans la salle, à son fils qui distribuait des swings dans le vide. Entre chacun des rounds, un soigneur allaitait maternellement son poulain avec un litre de vin rouge. Souvent, les cordes mal tendues laissaient choir un combattant sur le premier rang des spectateurs...

Ces thèmes du sport, si vivants, si actuels, semblent laisser indifférents trop d’artistes du XXe siècle. Et pourtant, Géricault, Degas, Lautrec, ont indiqué la voie : trop peu l’ont suivie.

C’est encore le témoignage de l’antiquité grecque qui demeure le plus fort et le plus vivant, comme de marbre du Discobole ou ces coureurs inscrits sur les vases antiques, qui semblent encore vivre et courir aujourd’hui ; ils ont vingt-cinq siècles. » 

 

André Dunoyer de Segonzac, novembre 1958

 
 

Bibliographie :

Tableau de la boxe par Tristan Bernard, illustré de vingt neuf gravures à l’eau-forte par A. D. de Segonzac, Paris, éd. de la Nouvelle Revue française, 1922.

Dunoyer de Segonzac témoin du sport,  témoin du sport = witness to sport, Musée olympique, Lausanne, du 9 mars au 14 mai 1995 / textes Robert Parienté, éd. Pedro Palacios, 1995.

André Dunoyer de Segonzac (1884-1974), gravures à l’eau-forte extraites de « Tableau de la boxe » par Tristan Bernard, 1922, éd. de la Nouvelle Revue française.
André Dunoyer de Segonzac (1884-1974), gravures à l’eau-forte extraites de « Tableau de la boxe » par Tristan Bernard, 1922,
éd. de la Nouvelle Revue française.
André Dunoyer de Segonzac (1884-1974), gravures à l’eau-forte extraites de « Tableau de la boxe » par Tristan Bernard, 1922, éd. de la Nouvelle Revue française.
André Dunoyer de Segonzac (1884-1974), gravures à l’eau-forte extraites de « Tableau de la boxe » par Tristan Bernard, 1922,
éd. de la Nouvelle Revue française.
André Dunoyer de Segonzac (1884-1974), gravures à l’eau-forte extraites de « Tableau de la boxe » par Tristan Bernard, 1922, éd. de la Nouvelle Revue française.
André Dunoyer de Segonzac (1884-1974), gravures à l’eau-forte extraites de « Tableau de la boxe » par Tristan Bernard, 1922,
éd. de la Nouvelle Revue française.