Par François Porcile, réalisateur, historien du cinéma, essayiste et musicographe.
Ce n’est pas le simple plaisir du jeu de mots qui me fait inverser les termes génériques d’un spectacle très en vogue dans la seconde moitié du dernier siècle, où monuments antiques, ruines vénérables et châteaux féodaux revivaient leur riche passé grâce à de savantes pyrotechnies orchestrées sur des effets sonores suggestifs et des musiques originales diffusées en quadriphonie.
Ce type de représentation construite sur une fusion lumière/musique constituait en réalité, avec le bénéfice du progrès technologique, la reprise du principe des « Fêtes de la lumière », imaginées pour l’Exposition Internationale de Paris en juin 1937 par les architectes Eugène Beaudoin – futur académicien – et Marcel Lods : des chorégraphies lumineuses projetées sur la Seine et la Tour Eiffel, réglées sur des partitions spécialement commandées pour la circonstance à dix-huit compositeurs, d’Honegger à Rivier, d’Ibert à Messiaen, de Kœchlin à Milhaud, lequel écrivit sur un texte de Claudel une Fête de la musique. Et tandis qu’une armée de haut-parleurs diffusait ces diverses créations, un pavillon voisin exposait les 624 mètres carrés de « La Fée électricité », œuvre des frères Dufy, où les deux peintres mélomanes avaient réservé une place de choix aux musiciens.
Mais peintres et compositeurs n’avaient pas attendu l’essor de l’électricité pour être fascinés par la lumière. Pourtant, à y bien regarder, cette aimantation ne remonte véritablement qu’au début du siècle précédent, avec l’apparition de l’éblouissement Turner. Delacroix note dans son journal : « Il y a une impression qui résulte de tel arrangement de couleurs, de lumières, d’ombres... C’est ce qu’on appellerait la musique du tableau. »
À la même époque, Hector Berlioz avec sa Symphonie fantastique révolutionne l’écriture orchestrale en accordant à chaque timbre instrumental une importance spécifique, une luminosité particulière. Avant lui, les timbres étaient interchangeables : tel concerto par exemple pouvait être joué indifféremment à la flûte, au violon ou au hautbois. Avec Berlioz, l’orchestre resplendit soudain dans une lumière neuve par le jeu de combinaisons de sonorités inconnues jusqu’alors.
La lumineuse révolution opérée dans le monde sonore par Berlioz autour de 1830 va devoir patienter plusieurs décennies avant de voir son équivalent se réaliser en peinture, grâce à une innovation elle aussi révolutionnaire : « Ce sont les couleurs en tubes facilement transportables qui nous ont permis de peindre complètement sur nature. Sans les couleurs en tubes, pas de Cézanne, pas de Monet, pas de Sisley ni de Pissarro, pas de ce que les journalistes devaient appeler l’impressionnisme », confiait Auguste Renoir à son fils Jean, futur chantre du « cinéma, musique de la lumière », selon la définition d’Abel Gance.
Cette ouverture nouvelle qui sonne le glas de la lumière uniforme d’atelier va déterminer en musique un mouvement parallèle où, à l’instar des peintres partant travailler « sur le motif » et par tous les temps, les compositeurs, séduits par le soudain jaillissement des couleurs de la nature, s’emploient à en traduire les mouvements, les contrastes, les ombres fugaces, les reflets fuyants, à saisir la course de la lumière dans tous ses états, dans tous ses éclats. Le premier volet du triptyque maritime de Claude Debussy, De l’aube à midi sur la mer, exprime éloquemment cet état d’esprit. Mais il ne s’agit ni de description, encore moins d’illustration. Reprenant à son compte la technique de la touche divisée chère aux impressionnistes, Debussy innove radicalement dans une conception d’écriture où le son dicte la forme, où la lumière qui émane de la juxtaposition des timbres semble éliminer les contours. Ce qui fera dire à Vincent d’Indy, apôtre du contrepoint rigide, que, dépourvue de forme, la musique de Pelléas et Mélisande est sans avenir.
Architecture de notes contre couleurs de timbres, ou bien lumière naturelle contre lumière d’atelier, telle pourrait être résumée la querelle entre contrapuntistes et harmonistes, à l’orée du XXe siècle. Pourtant, ces frères ennemis se retrouvaient dans une passion commune pour la peinture. Ernest Chausson, peint par Eugène Carrière, collectionnait des toiles de Degas ; Debussy, pour qui Turner incarnait « le plus beau créateur de mystère qui soit en art », s’inspira de Whistler pour ses trois Nocturnes ; ami de Renoir et dédicataire d’une marine de Monet, Emmanuel Chabrier, portraituré par Manet dont il possédait l’admirable Bar aux Folies-Bergère, avait enjoint au jeune pianiste Édouard Risler de « décrotter lumineusement » les « cent treize sonorités différentes » qu’il avait glissées dans sa Bourrée fantasque ; et Déodat de Séverac, ami de Picasso et aussi délicat aquarelliste qu’enlumineur de sons, offrait des Baigneuses au soleil irisées comme un nu de Bonnard.
Cette proximité – porosité même – entre peintres et compositeurs ne cessera de s’approfondir tout au long du XXe siècle. Elle connaîtra son apogée à la fin de la première guerre mondiale, avec les concerts donnés dans les galeries de tableaux, où sera honorée la musique du « Groupe des Six », dont le principal représentant, Francis Poulenc, déclarait devoir à la peinture « autant de joies profondes qu’à la musique. » Son dernier grand cycle mélodique, sur des poèmes d’Éluard, Le travail du peintre (1956), célèbre Pablo Picasso, Marc Chagall, Georges Braque, Juan Gris, Joan Miro, Jacques Villon, Paul Klee.
Paul Klee, dont l’influence fut déterminante sur le jeune Pierre Boulez, alors que son maître Olivier Messiaen, quant à lui, se réclamait de celle de Robert Delaunay, « précurseur de la peinture abstraite, par conséquent très proche de ce que je vois lorsque j’entends de la musique. »
Disciple de Messiaen, au fauteuil de qui il succédera sous la Coupole, Marius Constant remontera aux sources de l’abstraction en retrouvant la lumière de Turner (1961) à travers trois tableaux symphoniques dont le fameux Pluie, vapeur, vitesse, qui inspirera un demi-siècle plus tard son élève en orchestration Édith Canat de Chizy, après avoir rendu hommage à Nicolas de Staël dans un concerto pour alto et orchestre au titre symbolique : Les rayons du jour.