Par Jacques Perrin, membre de la section des Créations dans le cinéma et l’audiovisuel.
La lumière raconte l’histoire de l’univers. C’est le langage du monde depuis la nuit des temps. Pourtant, l’homme n’en perçoit qu’une toute petite partie. Le spectre des longueurs d’onde lumineuses est infiniment plus grand que ce nous en percevons. Notre vie durant, nous errons dans un théâtre d’ombres et de lumières où l’obscurité nourrit nos angoisses et où un seul éclair peut les terrasser pour révéler un monde soudainement paisible. Mais les ténèbres qui nous terrifient tant ne sont que le fruit de notre incapacité à les percer de nos yeux. Chaque être vivant perçoit la lumière d’une manière qui lui est propre. Nous ne voyons donc pas le même monde que les autres, même si nous regardons dans la même direction. Notre monde n’est qu’une parcelle de la réalité. Sous l’eau par exemple, tout nous paraît bleu. Nous l’avons expérimenté lors du tournage du film Océans : à quelques mètres sous la surface, il n’y a plus de couleurs distinctes. Toutes palissent et deviennent uniformément grises. Mais il suffit d’allumer une torche pour que renaissent les couleurs d’un poisson, d’une plante ou d’un récif corallien. Mais que voit la crevette mantis, la squille aux étonnants yeux à mille facettes ? Si on lui avait demandé de parler de la lumière, elle aurait décrit un monde éclaboussé d’ultraviolets. Elle a les yeux les plus perfectionnés du monde vivant, capable de percevoir les innombrables combinaisons de 12 photorécepteurs différents quand nous n’en possédons que trois seulement : elle voit ce qu’aucun autre vivant ne perçoit... Elle aurait parlé des nuances chaudes et douces que prennent les coraux, nuances qui nous sont parfaitement invisibles. Aucun océanographe, aucun plongeur ne peut admirer, comme la squille, le chatoiement de lumières fluorescentes des coraux sous le feu des rayons UV. Ce monde existe, mais il nous est inaccessible ! Certains animaux voient les ultraviolets ; d’autres, les infrarouges... et nous n’avons même pas le vocabulaire pour décrire le monde qu’ils perçoivent ; un monde qui existe bel et bien, mais que nous ignorerons à jamais... Nous sommes même incapables de percevoir nos propres vibrations lumineuses. Combien d’entre nous savent que nous sommes nous-mêmes des êtres de lumière ? Dire d’une belle personne qu’elle est lumineuse et lorsqu’elle meurt qu’elle s’éteint n’est donc pas une simple métaphore... Mais personne ne le sait, hormis le poète...
La peinture, la photographie et le cinéma nous révèlent que nous sommes en permanence, mais le plus souvent sans y prêter attention, dans un jeu d’ombres et de lumières. Au cours d’un tournage, le directeur de la photographie est le « maître de la lumière ». En conditions naturelles, il est en permanence en contact avec les dieux... Il scrute le ciel, surveille le soleil, guette les nuages, avant de décider, éventuellement, de lancer l’action. Mon ami italien Luciano Tovoli, qui a travaillé avec Ettore Scola, Michelangelo Antonioni, Vittorio de Sica, Valerio Zurlini, Barbet Schrœder et tant d’autres, m’a souvent confié que ce n’est pas la lumière qui était importante mais l’ombre...
À la Renaissance, une révolution esthétique bouscule l’art pictural. Ses formes et expressions deviennent humaines, les perspectives plus homogènes s’agencent et influencent différentes strates de couleurs. Les lointains prennent une teinte virant au bleu. Il aura fallu des siècles pour que ces observations deviennent des lois communes. Dans les lieux clos que représente Georges de La Tour à la perfection, sans aucune source lumineuse apparente, les teintes et les coloris sont telles que l’on devine sans hésiter la provenance de la lumière et sa source hors du tableau. Cette lumière peut être le signe du divin. Les Saints représentés par Cimabue, Giotto et Fra Angelico sont auréolés d’un spectre lumineux. Leur foi les coiffe d’une lumière surnaturelle car ils sont les intercesseurs du divin. Des siècles plus tard, les Impressionnistes, par le jeu subtil de leurs couleurs, par leur manière originale de les libérer et de les composer, peignent un climat, une atmosphère, une peau, l’humanité d’un visage, le parfum d’un jardin au printemps. En somme, une véritable interprétation du monde.
Le ciel et la mer ne se distinguaient pas, la brume couvrait les étendues, aucun éclairage particulier ne soulignait la côte ; impression d’une morne journée par un temps uniformément gris quand, soudain, les nuages noirs s’entrouvrirent, libérant une gigantesque colonne de lumière qui s’accrocha aux flots que l’on croyait endormis. L’impressionnisme et ses couleurs nous éclairent sur la nature, les saisons et la comédie humaine.
La couleur provoque des sensations ; la lumière suscite des émotions et provoque nos sentiments. Elles suggèrent la joie, la tristesse, la mélancolie, la douceur, l’excitation, la jubilation, la sérénité, le trouble, l’inquiétude... Tout l’art des peintres, des photographes et des cinéastes est de les capturer pour les fixer sur la toile, sur la pellicule, à l’intérieur d’un cadre fixe. Déjà, les vitraux de nos cathédrales gothiques exaltaient l’âme des fidèles en découpant la lumière rayonnante. Il s’agit à chaque fois de techniques qui visent à reproduire un moment de vie éphémère qui, sans elles, aurait été sans mémoire. La lumière peut être chaude et apaisante ou, au contraire, froide et angoissante, faisant naître la peur d’un monde inconnu. Dans le film Le Désert des Tartares, Luciano Tovoli a choisi une telle lumière, crue et froide, pour bien souligner la distance des rapports existant entre les personnages du roman de Buzzati, repliés sur eux-mêmes et enfermés dans une forteresse située aux confins du désert. Et pour capter leur infinie solitude à surveiller inlassablement la ligne d’horizon, il voulait que la lumière imprime un voile de couleurs sur l’étrange architecture de la forteresse de Bam. Aux différentes heures de la journée, l’étendue du désert changeait d’apparence. À l’aube ou au crépuscule, les couleurs des dunes glissaient et se métamorphosaient. En fin de journée, cette lumière particulière, entre chien et loup, ne durait guère plus de quelques minutes. Nous répétions la journée entière de façon à saisir, le soir venu, la scène fugitive et magique en une seule et unique fois, comme au théâtre.
Aujourd’hui, nous préparons un film que nous tournerons dans les vastes espaces sauvages de l’ouest américain. Avec Thierry Machado, coréalisateur et directeur de la photographie, nous voulons retracer une chronique à la fois sauvage et terriblement humaine située au cœur du XIXe siècle. Une grande variété de paysages défileront, des déserts calcinés de l’Arizona jusqu’aux neiges étincelantes d’Alaska. Et, grâce à une technique qu’il met actuellement au point, nous irons là où personne n’est encore allé. Nous franchirons la dernière frontière, nous pénètrerons l’étrange nuit polaire zébrée d’aurores boréales afin de filmer à la seule lumière des étoiles et de la lune pour nous révéler ce que l’œil ne voit pas et que nul n’a encore filmé : la nuit sauvage en couleurs.