Entretien avec Jean-Michel Geneste, directeur des recherches archéologiques de la grotte Chauvet-Pont d'Arc, Ministère de la culture et de la communication.
Nadine Eghels : Quel est votre parcours et comment vous a-t-il amené à vous intéresser aux grottes ornées ?
Jean-Michel Geneste : En tant qu’archéologue je me suis orienté vers la question de l’origine de la pensée symbolique ; je suis médecin et archéologue de formation, et je me suis intéressé aux objets, à l’outillage, puis à la technique, en essayant de la relier au temps et à l’espace, au territoire, et de montrer que les objets techniques ne sont pas uniquement fonctionnels mais qu’ils portent aussi une dimension symbolique, et qu’ils nous renseignent sur les modes de vie, les déplacements, mais aussi les goûts et la pensée non seulement d'Homo sapiens mais aussi, avant lui, de l’homme de Néanderthal. En 1992 j’ai été nommé conservateur de la grotte de Lascaux, et je me suis plongé dans l’étude et la conservation des grottes ornées, et à partir de 1994 plus précisément en ce qui concerne la grotte Chauvet-Pont d'Arc où je dirige les recherches archéologiques. Je suis donc passé de la préhistoire ancienne, de l’étude de la pensée à travers la technique, autrement dit le mode d'action sur la matière qui est une externalisation de la pensée hors du corps humain, à la période où se formalisent les expressions symboliques, plastiques, graphiques et picturales. Dans cette progression j’ai manipulé des données formelles de l’archéologie, obtenues à partir de méthodes objectives de datation etc. mais avec la constante préoccupation du fonctionnement du cerveau, de l’humain : qu’est-ce qui caractérise l’humanité ? Une formation très rigoureuse de géologue, des années d’enseignement universitaire en sociologie comparée et en préhistoire, pour arriver à tenter d’identifier ce qui se passe dans l’espèce humaine chez Homo sapiens lorsqu’à un moment donné il y a un déclic qui commence à produire une gamme d’expressions différentes et complexes qui, à travers la technique, la forme des objets, les expressions plastiques, le modelage, la sculpture, donnent naissance à la fois au figuratif et à l’abstrait. Ce phénomène se généralise aux alentours de 45 000 ans à peu près partout dans le monde. Je ne pense pas que le plus vieil épisode se trouve en Europe Occidentale, mais qu’il y a plusieurs foyers dans le monde, voici 45 000 - 50 000 ans, où dans les mêmes contextes socio-économiques mais dans différents environnements écologiques et culturels se manifestent des pressions, des nécessités de communication entre les groupes, où cette étincelle se fait et amène à un registre de communication plus approfondi que ceux qui étaient en place depuis plusieurs centaines de milliers d’années, comme la communication langagière avec tout un dispositif d’explication du monde qui se transmettait oralement. À un certain moment, il faut passer à une inscription de la mémoire non plus dans le vivant, dans la parole qui s’arrête avec les vivants, mais dans une formalisation de la pensée, dans une surface d’inscription pérenne, et là apparaît l’art pariétal et son cortège de manifestations. C’est un moment très crucial de l’histoire de l’humanité, qui survient une fois atteint un certain seuil démographique, quand il y a une quantité d’humains sur la planète qui implique la nécessité de communiquer entre les groupes, d’échanger, de partager, d’atteindre un niveau d'expression symbolique et spirituelle satisfaisant en termes d’altérité afin de permettre l’identification des groupes et de l’inscrire dans le temps ; au-delà de la factualité, apparaît le besoin de gérer le passé, d’exprimer l’imaginaire, de questionner le futur, de transmettre une réflexion sur la signification et le sens du monde. On commence à comprendre qu’il sera important de communiquer un message sans altération... et c’est à ce moment que surviennent dans un processus très ancien inhérent aux humains l’invention des expressions plastiques et picturales et bien plus tard de l’écriture.
N.E. : l'expression artistique est liée à l’apparition de la notion du temps ?
J.-M.G : Nous sommes mal équipés pour traiter de la notion du temps si diversement perçue par les vivants... Dans ces sociétés très éloignées de nous, le temps ne pouvait être qu’une perception cyclique, du fait du milieu physique et du climat, du cycle des marées, du jour et de la nuit, des saisons qui reviennent avec les migrations de certains animaux et la végétation qui varie. Ce temps cyclique organise la vie des sociétés de chasseurs et de cueilleurs depuis des temps immémoriaux, mais la prise de repère dans le temps pour organiser l’économie, la survie, le rassemblement des personnes est une étape décisive dans l’évolution des sociétés.
Avec les premières expressions artistiques, graphiques, plastiques, il y a 35 000 – 40 000 ans, apparaissent aussi d'incontestables objets en matière dure portant des séries de coches et d'incisions attestant de l'ancienneté d'enregistrements à visée calendaire. Cette notion de gestion du temps est importante mais correspond à un ensemble de contraintes : besoin de communiquer, nécessité de rassembler des groupes, des parentèles, pour des échanges de biens et de personnes à l'occasion de rituels sociaux. Ainsi, alors que les archéologues identifient des sites d’agrégation, des mouvements de biens et de parures à longue distance, apparaît cet art pariétal, qui traduit la préoccupation de se repérer dans un temps long, et d’anticiper la gestion du temps économique en le situant dans un cadre de plus en plus formalisé. Au Paléolithique, le sentiment esthétique, l’art répond toujours à un ensemble de besoins profonds. Besoins formels, besoins matériels de type économique mais aussi un besoin spirituel très fort pour soutenir les explications du monde, les manières de voir et de penser, de régir les relations sociales.
N.E. : Quelles sont les grandes différences entre Lascaux et Chauvet au niveau du bestiaire ?
J.-M.G. : Il n'est pas du tout réaliste de comparer deux grottes qui sont des expressions culturelles si singulières et si éloignées dans le temps ; il n'y a pas de nécessaire continuité linéaire entre elles. Dans la grotte Chauvet réalisée entre 36 000 et 30 000 ans, on peut voir des espèces animales totalement différentes de celles de Lascaux. Chaque groupe a ses référents cognitifs, cosmogoniques, ses règles, son langage, qui sont en partie inspirés de l’environnement : les Aurignaciens de Chauvet avaient autour d’eux des ours des cavernes, des mammouths, des rhinocéros laineux, des cerfs mégacéros et des lions pour résumer, à Lascaux il n’y a plus de commun que quelques lions et un rhinocéros et un ours intentionnellement bien dissimulés, et ce sont surtout des bovidés, des chevaux et des rennes. Un bestiaire figuré qui permet de vivre et de penser plus que de manger pour reprendre une idée avancée par André Leroi-Gourhan dans les années soixante.
N.E. : Pourquoi avoir représenté à Chauvet ces animaux en particulier ?
J.-M.G. : Les animaux les plus gigantesques impressionnent les humains et marquent leur imaginaire mais il faut probablement chercher la raison bien au-delà, dans une relation profonde entre les sociétés humaines et animales. Quelle relation les artistes des grottes avaient-ils aux animaux ? À l’époque, le monde foisonnait d’espèces animales bien plus nombreuses que les humaines, or seuls les grands et moyens mammifères sont représentés dans l'art pariétal. Pas de végétaux ni de petits animaux qui font certainement le commun de l’alimentaire. Au contraire, ils ont choisi de représenter des grands mammifères au comportement social assez complexe, vivant en sociétés assez grégaires, autrement dit qui sont des proches et de probables symétriques des sociétés humaines dans les registres de représentation et les récits oraux. Des animaux qui ont des relations hiérarchisées entre eux, vivent en couple, prennent soin de leur progéniture... comme on l’observe dans un groupe de lions, une famille de rhinocéros ou un troupeau d’éléphants. Ils vivent en société, dépendent de relations d'empathie et d'intersubjectivité... tout comme les humains ! Il faut imaginer un monde où les humains se cherchent, et cherchent à se rencontrer. Moins d’un habitant pour 10 000 kilomètres carrés d'après les estimations démographiques... Dans ce monde encore faiblement humanisé, les relations de degré varié entre sociétés humaines et sociétés animales sont fondamentales et complexes, autant économiques, stratégiques que spirituelles. Dans toutes les grottes ornées du monde, on totalise en principe une vingtaine d’espèces animales figurées et autant de signes abstraits ou considérés comme tels. Il y a donc eu le choix symbolique délibéré de représenter des animaux qui ont une proximité forte avec les groupes humains.
N.E. : Ce sont des animaux qu’on chasse, qu’on consomme ou que l’on craint ?
J.-M.G.: Il faut appréhender ce monde là comme un ensemble de relations, prendre tous les ingrédients qui constituent la vie économique et sociale, ne pas isoler ni parcelliser la connaissance que nous en avons. Les humains vivent entièrement du groupe animal, ils ont un système symbolique d’échange avec lui. En Europe occidentale, au Paléolithique supérieur, dans certains groupes l'animal qui est à l'épicentre c'est le renne, en Europe centrale, c'est le mammouth : on peut le chasser, on l'exploite de mille façons en utilisant la carcasse pour les maisons, les défenses pour des outils, des armes, de la parure et des instruments de musique, on le consomme, on vit dedans, on l'habite... il habille les humains et on le vénère. L’animal fournit la maison et le temple. Il est à la fois matériel et spirituel. On vit de l’animal, dans l’animal, on pense l'animal et, à l'évidence, les deux sont entremêlés et consubstantiels.