Par François-Bernard Michel, de la section des Membres libres.
Le thème de ce numéro de La Lettre de l’Académie constitue en soi un domaine si vaste qu’il ne saurait prétendre à quelque exhaustivité.
Il se propose seulement de scruter le dénominateur commun, objet de ces disciplines, c’est à dire l’intime de l’Homme sensible, auquel s’attachent Arts et Littérature. De confronter dans la mesure du possible, grâce à quelques auteurs et leurs œuvres, les contributions respectives au thème envisagé du pinceau et de la plume.
Renonçant au projet intenable d’une large revue des contributeurs possibles, cette présentation focalisera sur les artistes d’une part et les écrivains et poètes de l’autre qui, dans la complémentarité ou l’affrontement, enrichissent mutuellement le regard que nous portons sur les œuvres évoquées.
Remarquons immédiatement que peinture et dessin sont nés avant l’écriture. Dans les grottes préhistoriques, telles celle de Chauvet, des mains ont dessiné et coloré il y a 25 000 ans de très belles figures animales et très rarement humaines. Le désir de reproduire et représenter le Vu est premier, le complément de la pensée élaborée viendra bien plus tard. Quelques signes pourtant étaient décelables, tels à Lascaux, ceux qui ont fait dire à Leroy-Gourhan : « On est passé tout près de l’écriture ». Quant aux hiéroglyphes égyptiens, leurs éléments constitutifs sont destinés autant à l’écriture qu’à l’idéographie et la phonétique. Les caractères gravés sur les tablettes d’argile des sumériens présentent également, outre leur destinée graphique, des représentations figuratives.
Écrivains et peintres
L’un des auteurs particulièrement pertinent pour notre approche est Charles Baudelaire et son livre L’œuvre et la vie d’Eugène Delacroix. L’admiration du premier pour le second et sa place irremplaçable en peinture, procèdent d’avoir su exprimer « avec une véhémence et une ferveur admirables ce que les autres n’avaient su faire ».
Selon Baudelaire, le mystère du génie de Delacroix réside dans sa capacité à saisir « l’invisible, l’impalpable (...) l’âme ». Il « est le plus suggestif de tous les peintres » pour rappeler des sentiments qu’on croyait enfouis pour toujours dans la nuit du passé. Ces sentiments, les « littérateurs », estime Baudelaire, les ont mieux compris que les peintres de son temps, dont le niveau intellectuel « a singulièrement baissé ».
Le génie de Delacroix, continue Baudelaire, s’est manifesté en ce qu’il est « passionnément amoureux de la passion » et qu’il se met sans cesse en quête des moyens de l’exprimer visiblement. Sa singularité émane de son exceptionnelle capacité d’imagination, la faculté la plus importante quand le talent se met à son service.
« La nature n’est qu’un dictionnaire » répétait Delacroix (...) On y cherche beaucoup de choses hormis l’une, essentielle, la « composition », fruit du dessin et de la couleur conjugués. Mais il y a tellement d’artistes qui se limitent à copier le dictionnaire, sans apporter d’innovations créatrices !
Baudelaire se plaît également à rapporter ce jugement de Delacroix lui-même, et la distance entre ce qu’il peint et ce qu’il en écrit : « Autant il était sûr d’écrire ce qu’il pensait sur une toile », autant doutait-il « de ne pouvoir peindre sa pensée sur le papier (...) la plume, concluait-il, n’est pas mon outil ».
La contribution de Delacroix à notre compréhension de la peinture doit inclure aussi sa longue amitié partagée avec George Sand, peinte avec Frédéric Chopin assis au piano, sur une toile transversale découpée ultérieurement en deux portraits. Dans Histoire de ma vie et Souvenirs et impressions littéraires, George partage avec le peintre sa mésestime pour Ingres et justifie son admiration pour son ami par ses qualités personnelles, et surtout la vérité de sa peinture : « Personne n’a senti (comme lui) le type douloureux de Hamlet (...) ce héros de la souffrance, de l’indignation, du doute et de l’ironie... ». Chopin partage l’amitié de George et Delacroix, mais n’apprécie pas sa peinture, et en difficulté relationnelle avec lui, « ne trouve pas un mot à lui dire, Delacroix en souffre (...). Il est musicien, rien que musicien » et ne sait comment abolir la distance avec celui qu’il admire (il le cite 59 fois dans son journal) (1). Il faut retenir enfin cet aveu de Delacroix travaillant, éreinté au plafond de la galerie d’Apollon du Louvre : « C’est ce terrible l’art qui est la cause de toutes nos souffrances » dans l’attente des jugements de nos œuvres par des « envieux » et les « mauvais gueux ». « Heureusement que nous les faisons un peu pour nous, fort peu pour la postérité (...) mais pour nous aider surtout à oublier un peu nos chagrins »... Comment imaginer, quand on ne l’a pas connu, le travail exigé par « cette machine » nécessitant « de n’en voir qu’une partie à la fois ». De là, mon « abattement singulier » (2).
La contribution de Marcel Proust au thème envisagé ici, aussi importante soit-elle, sera rapidement abordée puisqu’elle l’a été dans le numéro 85 de La Lettre de l’Académie consécutif au Colloque organisé à l’Institut par l’Académie des beaux-arts sur ce sujet. Jean-Yves Tadié y a rappelé par exemple que le romancier avait créé un personnage de peintre moderne, Elstir, « fabriqué en fondant Helleu et Whistler » et d’autres, tels que Vuillard, Harrison, Degas. Dans À la Recherche du Temps perdu, peintres et peintures sont des « éléments » récurrents du récit, qui font entrer « le monde réel dans celui de l’art », tel Elstir victime des plaisanteries stupides du duc de Guermantes sur les natures mortes impressionnistes.
« Ainsi le roman de Proust, conclut Jean-Yves Tadié, apparaît-il comme né de la peinture, écrit sur la peinture et, fait pour être lu en imaginant d’innombrables tableaux (...) Proust voit le monde en images (...) et un tableau devient un évènement ».
La contribution de Paul Valéry à la thématique de cette lettre, justifierait plusieurs volumes ! Trois références.
Le jeune poète de 24 ans rencontre, chez son ami Rouart, Edgard Degas qui en a 61. Le « vieillard nerveux, sombre, noirement distrait avec des brusques reprises de furieux » l’impressionne. Valéry apprécie chez ce « Fou de dessin, les exigences qui refusent la facilité, le souci aigu de vérité pour présenter ces corps de danseurs et danseuses ». À sa proposition d’écrire sur son œuvre, Degas répond que « les lettrés expliquent les arts sans les comprendre ». Le poète attendra donc le décès de l’artiste, en 1917, pour proposer au marchand-éditeur Ambroise Vollard un luxueux album grand format, rehaussé de dessins et gravures de Degas.
Davantage et autrement que Degas, Valéry admire Manet et ira jusqu’à proclamer et écrire un Triomphe de Manet (3) . Aux yeux du poète, Manet triomphe par son œuvre ainsi que par l’extraordinaire ralliement qu’il a opéré autour de lui. Celui de jeunes peintres aussi différents de talents et de goûts, aussi jaloux de leurs certitudes et de leur « sans-pareil » que Degas, Monet, Renoir, Bazille, Berthe Morisot. Ces peintres ralliés à sa personne et à son œuvre, Valéry apprécie que Manet les ait ralliés à des écrivains tout aussi divisés et différents que Baudelaire, Émile Zola, Mallarmé, Huysmans. Manet se situe donc à ses yeux au centre de la révolution culturelle de son temps.
Une troisième mention de Paul Valéry retenue ici témoigne de la relation complexe entre artiste et écrivain que suscite la création d’une œuvre. Mon Buste raconte l’histoire de la réalisation par Renée Vautier (devenue Néere puis N.R. épouse d’Hélios de la mythologie grecque) d’un buste sculpté de Paul Valéry (actuellement place du Trocadéro). Le poète a accepté de poser pour elle, plus complaisant que demandeur. La répétition des séances de pose et les regards de plus en plus ardents portés sur l’artiste cependant ont composé en lui un « opéra psychique », dans lequel N.R. est devenu progressivement un « corps noir » absorbant et renvoyant une lumière, aussi inattendue qu’éblouissante pour le regard et l’âme de celui qui se croyait de marbre. L’artiste, uniquement soucieuse de sa création, a déclenché chez le poète la passion d’une « tragédie psychique ». Un état qui a transformé l’objet qu’il était en sujet, prisonnier d’un amour fou.
Une multitude d’écrivains et poètes, ont utilisé leurs amours pour faire œuvre et Paul Valéry a recouru à ses sources d’inspiration inépuisables, avouant sans réserve ni scrupule, « l’amour faisant œuvre ».
De l’écriture à la peinture
Henri Michaux et l’évolution de son œuvre, proposent un autre cas de figure instructif du thème peinture-littérature, plus exactement poésie. Lorsqu’un éditeur le sollicite pour sa Collection « Les sentiers de la création », il refuse sa contribution et s’interroge sur le motif qui l’a fait délaisser l’écriture pour aller vers la peinture. Ce qui l’a motivé ? Un sentiment de révolte, d’intolérance acquise à l’écrit (« manque de rusticité »). Les mots, affirme-t-il, construisent un « immense préfabriqué », transmis de génération en génération. « À bas les mots (...) aucune alliance avec eux n’est concevable » (4). Et à ceux qui le félicitaient pour la qualité de telle ou telle page, il répondait qu’il aurait préféré « avoir trouvé l’anaphylaxie ». Pour expliciter son rejet, il invoque un phénomène majeur de la biologie, le choc allergique, si violent dans ses conséquences qu’il commotionne celui qui en est victime. Il en fait la métaphore du choc métaphysique, c’est à dire l’émotion violente qu’il espérait causer chez son lecteur. Celle qu’il recherchait par l’écriture, sans y parvenir. Il revient à l’immunologie, lorsqu’il constate que dans les œuvres écrites, « les anticorps manquent ». Il est passé à la peinture.
Peintres et écrivains
Rares sont les artistes qui n’ont pas commenté leurs créations ou écrit des critiques artistiques. Plus rares sont ceux dont les écrits, par leur volume et leur pertinence ont pris, au-delà de l’analyse, une dimension littéraire.
Comme Baudelaire l’avait largement démontré, Delacroix fut tellement passionné d’analyse critique, qu’il est allé jusqu’à entreprendre un Dictionnaire des Beaux-Arts (5). En 1857, à la soixantaine, il incorpore à son Journal les éléments de ce dictionnaire, développés après son élection à l’Académie des Beaux-Arts, qui travaillait elle-même alors à son dictionnaire collectif.
Plusieurs de ses analyses sont très pertinentes, même si son projet, réunir les principes essentiels d’appréciation et de critique des œuvres d’art, était si ambitieux qu’il ne pouvait prétendre à aboutir.
On ne peut que mentionner ensuite, nombre d’artistes des XIXe et XXe siècles, Klee, Kandinsky (La spiritualité dans l’art), Matisse, etc. Leurs jugements sur les évolutions de la peinture donnent à leur analyse une pertinence d’un grand intérêt et l’art contemporain ne contredit pas leurs enseignements. L’œuvre écrite de Vincent Van Gogh, commentaire analytique plus instructif que sa dénomination banale de Correspondance avec son frère Théo, constitue, davantage qu’un complément de l’œuvre peinte, une seconde œuvre. Antonin Artaud en a repris lui-même une critique particulièrement éclairante.
Domaines communiquant
Le thème peinture-littérature, exige évidemment un autre et immense angle d’approche. D’innombrables textes, bibliques et historiques, romanesques et poétiques, ont inspiré des peintres. Inversement d’innombrables thèmes d’œuvres peintes, de personnages, mises en scène et décors, ont inspiré des romanciers. Une veine d’autant plus prolifique qu’elle est facilitée par la grande liberté d’expression de l’écrivain et du cinéaste. Chacun conserve, bien présente à l’esprit, telle scène de film renvoyant à la page de couverture de tel roman.
Voyons le cas particulier d’un tableau célèbre du musée du Louvre qui, dans la galerie du Bord de l’Eau, derrière son épaisse plaque protectrice, a échappé à la perspicacité de nombreux visiteurs. Ils pourraient se vexer de l’avoir ignorée lorsqu’on leur préciserait que cette œuvre du peintre François-Élie Corentin, représente Le Grand Comité de Salut public de l’An II et que Jules Michelet lui a consacré douze pages de son Histoire de France.
Sur cette toile, le peintre a réuni les personnages qui, en 1794, ont instauré le gouvernement révolutionnaire de la Terreur. Tous les onze, de Carnot à Collot et Robespierre, sont parfaitement identifiés par leurs portraits d’époque, tel Cohon assis dans sa chaise jaune citron.
Détrompons aussitôt ceux qui pourraient déplorer leur ignorance. Ils n’ont pas vu ce grand tableau, parce qu’il n’existe pas ! Tout, de son auteur, de sa commande, de sa composition est issu de l’imagination d’un romancier talentueux (6).
Faut-il déduire, de la démarche de ce romancier, que l’art serait uniquement cosa mentale ? Peintres et écrivains seraient substituables pour susciter chez spectateurs et lecteurs des émotions visuelles et affectives similaires ? Évidemment non. Ce sont l’érudition et le talent de Pierre Michon, qui lui ont permis d’élaborer ce tableau fictif. Sa démarche, aussi intéressante et réussie soit-elle, démontre la complémentarité de peinture et littérature.
Avec ses limites : le gigantesque entre-deux des questionnements mystérieux du créateur.
Et cette affirmation de Roland Barthes qui pose question : « ce qu’on appelle « l’histoire de la peinture », n’est qu’une suite culturelle. Chez un même peintre, il y a bien souvent toute une Histoire de la peinture, il suffit de changer les niveaux de perception : Nicolas de Staël est dans 3 cm2 de Cézanne ». Veut-il dire du Cézanne agrandi, ou bien de Staël successeur au xxe siècle de son prédécesseur au XIXe ?
1- Correspondance éditée par Françoise Alexandre, Éd. L’Amateur
2- Lettre 123 du 4/9/1851
3- Pièces sur l’art, NRF
4- Émergences-Résurgences
5- Hermann éditeur, Paris, 1996
6- Pierre Michon, Les onze, Éditions Verdier et Folio, Gallimard, 2009