Par Jean-Paul Jouary, philosophe, auteur (1), commissaire de la "Galerie de l'imaginaire" dans Lascaux IV.
L'art paléolithique ne fut certes pas vécu comme un “art pour l'art” (ce vécu n'émerge pour l'essentiel qu'au XVIIIe siècle), ni comme un art “décoratif” (les œuvres peintes figurent là où nul n'a jamais vécu). On a pu y voir un rituel magique, du chamanisme, une figuration pré-conceptuelle, des récits, du religieux, une symbolisation astronomique... Il y eut probablement de tout cela puisqu'alors croire, sentir et penser n'ont pu faire qu'un, et ne se sont spécifiés vraiment que beaucoup plus tard. C'est pourquoi j'ai proposé le concept de senti-cru-pensé pour caractériser ce fonctionnement mental, lequel toutefois peut aussi bien correspondre à l'activité créatrice artistique en général, art contemporain compris. Le meilleur moyen de vérifier la dimension proprement artistique de ces œuvres préhistoriques, c'est de considérer l'effet qu'elles ont produit sur les artistes de notre époque.
Or, parmi les plus grands, la plupart ont revendiqué une relation intime, sous des formes diverses, avec l'art paléolithique. C'est la raison pour laquelle le Centre international d'art pariétal de Lascaux (dit “Lascaux IV”) a décidé d'inclure une salle particulière (la “Galerie de l'imaginaire”) consacrée aux peintres et sculpteurs dont les œuvres manifestent cette relation. Et ils sont si nombreux qu'il a fallu se restreindre à une soixantaine, parmi lesquels Picasso, Miro, Tapiès, Dubuffet, Klee, Klein, Barcelo, Viallat, Nicolas de Staël, Soulages, Gasiorowski, Kandinsky, Bonnard, Louise Bourgeois, Henry Moore, Niki de Saint Phalle, Parmiggiani, Ana Mendieta, Tal Coat, Sylvère, Brassaï, Corpet, Charvolen, Zadkine, Fautrier et des dizaines d'autres.
L'influence est parfois visible, et d'autres fois moins : cela passe alors par la matière (comme chez de Staël, Pimentel ou Sylvère), la suppression des contours (comme chez Klein), l'obscurité de la grotte (comme chez Soulages), la façon de reconstituer l'espace à trois dimensions de la grotte (comme chez Dubuffet, Barcelo, Charvolen ou Janos Ber). Certains incluent des mains en référence à celles que l'on trouve dans de nombreuses grottes, comme Miro, Rouan, Parmiggiani, François Bouillon, Viallat, Pollock ou Penck. D'autres s'inspirent des Vénus paléolithiques, comme Brassaï, Pevsner, Dubuffet, Coskun, Giacometti, Dubuffet, Louise Bourgeois, Klein, Fautrier, Zadkine, Brancusi et surtout Picasso. Ce dernier a ainsi acheté dès 1927 deux répliques de la célèbre Vénus de Lespugue, qu'il montrait avec admiration à ses visiteurs, comme Malraux et Brassaï en ont témoigné. Il l'a aussitôt dessinée à sa façon de nombreuses fois à la mine de plomb (on peut les voir dans le tome VII de l'édition Zervos de ses œuvres). C'est avec ces dessins sous les yeux qu'il peint ses Baigneuses au début des années 1930, puis c'est avec ces peintures en tête qu'il déclare avoir sculpté en 1933 la Femme au vase, œuvre qu'il exposera en même temps que Guernica dans le pavillon espagnol de l'Exposition internationale de Paris en 1937. La Vénus de Lespugue, vieille de 25 000 ans et découverte en 1922, a hanté Picasso jusqu'à sa mort : ses répliques sont toujours restées près de lui dans une armoire près de son atelier, elle lui a inspiré des dizaines d’œuvres, jusqu'à cette Femme au vase qui se dresse auprès de sa tombe dans le jardin du château de Vauvenargues.
Comment expliquer cette extraordinaire fascination pour l'art paléolithique parmi les artistes de notre époque ? Il y a d'abord un ensemble de raisons proprement artistiques. Le processus créatif suppose à la fois une intériorisation profonde des œuvres antérieures et un dépassement de ces traditions. Depuis la fin du XIXe siècle, une révolution picturale est engagée, laquelle suppose en chaque artiste une rupture et une réinvention du regard sur le monde, qui ne peuvent partir de rien. Les îles du Pacifique et le Japon, le Proche-Orient et l'Afrique, comme l'art amérindien ou aborigène, vont instruire le regard en ouvrant la création sur de nouveaux possibles. Du début du XXe siècle à Lascaux en 1940, et tout ce que l'on trouve ensuite sur toute la planète, les artistes découvrent un art accompli, d'authentiques chefs d’œuvres qui ne découlent d'aucune tradition. Cette fraîcheur, cette liberté mystérieuses feront qu'il y a bien deux arts du XXe siècle : celui des artistes du XXe siècle et l'art paléolithique qui émerge alors, et ces deux arts vont célébrer des noces d'une exceptionnelle fécondité.
Mais l'engouement pour l'art préhistorique a aussi des raisons d'un autre ordre, plus politiques. Le XXe siècle est ressenti par les artistes plus encore que par leurs contemporains comme terriblement accusateur d'une certaine façon de développer la “civilisation” par la technique, la force armée, la domination sur des peuples entiers, les froids raisonnements conceptuels au détriment de la sensibilité. La plupart des artistes qui ont intégré à leur œuvre une influence paléolithique ont aussi explicité cette dimension politique. Cet art vient d'une époque où Verdun et le nazisme, Hiroshima et les totalitarismes, les massacres coloniaux et le déluge de napalm sur le Vietnam, sans oublier les génocides des Amérindiens, des Arméniens et des Juifs, n'étaient ni techniquement possibles ni mentalement concevables.
Revendiquer un héritage préhistorique fut ainsi, à la fois, une façon de manifester une rupture avec tous les académismes pour explorer tous les possibles de la création, et signifier une condamnation sans appel d'un type de civilisation qui fait naître de l'intérieur du “progrès” toutes les inhumanités dont on ne soupçonnait pas notre espèce capable. C'est pourquoi des créateurs aussi divers que Georges Brassens et Marguerite Duras, Maurice Blanchot, Georges Bataille et René Char, ainsi que de nombreux romanciers, accompagnèrent les peintres et les sculpteurs dans cette élogieuse référence à l'art des cavernes. De ce rapprochement, Kandinsky disait qu'il était “le meilleur moyen de montrer au monde la vitalité organique de l'art nouveau”, comme Claude Viallat affirmait que “toute la peinture contemporaine est dans Lascaux et dans la préhistoire”, et Claudio Parmiggiani que “tout notre futur se trouve dans notre passé”.
Cette ferveur contemporaine doit faire partie de notre façon de regarder l'art paléolithique, car “il n'y a pas de passé ni d'avenir en art. Si une œuvre ne peut vivre toujours dans le présent, il est inutile de s'y attarder”. La “Galerie de l'imaginaire”, placée au cœur du Centre international d'art pariétal de Lascaux à Montignac, est une sorte d'hommage à cette affirmation de Pablo Picasso.
1- Préhistoire de la beauté (Éditions Impressions nouvelles, 2012) ; Le futur antérieur, l'art moderne face à l'art des cavernes (Beaux Arts Éditions, 2016)