Par Alain Charles Perrot, membre de la section d’Architecture et Lydia Harambourg, correspondant de l’Académie des beaux-arts.
Née de la nécessité de montrer le travail des artistes refusés au Salon, la galerie est une réalité sociale. Elle l’est toujours. Et l’art serait-il le reflet de notre société ? Dans la notion d’art, il y a la notion de partage. L’œuvre d’art a besoin d’être partagée au même titre qu’un livre ou qu’une œuvre musicale. D’une certaine manière, c’est un message que nous adresse l’artiste du plus profond de son être.
Dans la démarche du partage, le marchand d’art, la galerie et plus récemment les foires d’art contemporain ont un rôle déterminant : toucher les amateurs et le plus grand nombre.
La galerie connaît son essor au XIXe siècle avec le changement de statut de l’artiste. Dans une société héritière des Lumières, l’artiste acquiert à l’époque romantique une liberté créatrice et conséquemment rompt progressivement avec les contraintes institutionnelles alors que les commanditaires changent de camp. Le très officiel Salon se tient au Louvre dans le Salon carré où sont exposées annuellement les œuvres agréées par l’Académie des beaux-arts de 1725 à 1880. La galerie va s’imposer comme une alternative aux sanctions du jury du Salon qui prive de visibilité de nombreux artistes dont c’est l’unique moyen pour faire connaître leur œuvre, alors que régressent les commandes d’un mécénat princier et religieux dont la relève va être assurée par la grande bourgeoisie.
Liberté et créativité participent des idées nouvelles tandis que les salons indépendants du pouvoir politique se développent après le Second Empire – le premier bien nommé : Salon des Refusés en 1863 – et fédèrent critiques et écrivains tout en déclenchant des initiatives privées. Restaurateurs, experts, éditeurs, mais avant tout amoureux des arts, se lancent dans une aventure pionnière en révélant des talents. Ils mettent en place une action qui perdure : exposer, révéler un artiste aux collectionneurs auprès desquels ils jouent le rôle de « passeur ». Un métier naît d’une passion consacrée à la défense d’artistes qui leur sont contemporains.
C’est dans cette rupture apparente avec l’institution, pour un partage élargi et plus populaire, que se creuse l’écart avec l’art que l’on qualifie d’officiel. C’est dans le cadre de cette marginalité que certaines galeries justifient leur efficacité envers l’artiste auquel est refusée une liberté de communiquer. Le paradoxe veut qu’aujourd’hui, la situation se soit inversée. La qualité de l’œuvre et de l’artiste semble devenir secondaire, il suffirait d’être accessible et simplement compréhensible par tous, adapté à toutes les cultures, et d’avoir la capacité de créer l’événement, la surprise et, si possible, le scandale – apparenté à une forme de créativité. D’une certaine manière l’art se déconnecte de l’artiste, et la galerie se voit supplantée par des orchestrateurs de spectacles.
Le partage comme fil conducteur, tel pourrait être le sous-titre à ces quelques réflexions sur une activité connaissant, depuis quelques années, des dérives qui nous semblent éloignées des vrais problèmes éthiques liés à la création artistique comme à sa diffusion.
Nous serions passés de l’époque des galeries dirigées par des amateurs éclairés et des spécialistes de l’art à des vitrines attractives, en phase avec les nouvelles technologies en matière de communication.
Cela nous renvoie à la double question : Qu’est-ce que la galerie ? Qu’est-ce qu’une œuvre d’art ?
La galerie promeut. Son rôle est missionnaire. Elle aide, suit et soutient les artistes selon des critères artistiques pour en faciliter le « partage » et donc les relations avec le public. Son ultime étape étant la vente de l’œuvre, quelles que soient les relations parfois difficiles avec les personnalités concernées. Comprendre, apprécier, être convaincu par une œuvre et convaincre l’amateur et l’acheteur potentiel, voilà des exigences éthiques qui relèvent d’abord d’un humanisme au sens le plus large plutôt que d’un calcul.
Qu’attend-on d’une œuvre d’art si ce n’est qu’elle nous surprenne et nous élève, nous révèle une part cachée de l’univers depuis les premières manifestations, au fond des grottes, il y a des milliers d’années ?
Dans le monde ouvert à la mondialisation, alors que l’artiste est l’enjeu d’une ambiguïté artistique, sociale, économique, on voit bien qu’à l’idée de partage entre l’artiste et l’amateur s’est substituée celle d’un partage avec les acheteurs. L’œuvre elle-même s’égare en échangeant son rôle initiatique pour celui de vecteur social et économique pour un autre « partage », celui-là économique.
On assiste au déplacement des valeurs sur lesquelles reposait un échange, et encore une fois un partage des affinités sensibles où la beauté, l’esprit, la transcendance ont leur part dans la créativité artistique. Déstabilisée dans ses fondations originelles, la galerie s’est vue concurrencée par les foires alors même que celles-ci sont organisées avec, et par les galeries d’art. La marchandisation a fait irruption sous des pressions inhérentes à une époque en plein bouleversement.
Le facteur temps, comme durée et inscription dans l’histoire auquel personne n’échappe, accélère les données. Déterminant dans toute entreprise y compris celle de la création, son rôle s’est inversé. En s’accélérant il travaille à l’encontre de la traçabilité à laquelle tend la galerie, contredite par la galerie dite « éphémère ». Naître et disparaître le temps d’une exposition. Changement d’adresse selon la nécessité, l’urgence à montrer vite et souvent. Sorte de libre-service de la culture et de l’art. Le temps a ainsi pour lui des outils d’un autre ordre : efficacité dit vitesse, et surenchère d’informations peu compatibles avec l’attente, le goût de la découverte et le plaisir de l’œil. Le temps de la contemplation et du plaisir, du « partage », n’est pas celui de la rentabilité. Aux sites d’artistes aussi nécessaires que concurrentiels des galeries, s’ajoutent les galeries virtuelles. Images contre images.
Malgré ces orientations où la qualité de l’œuvre et la personnalité de l’artiste deviennent secondaires, la galerie reste solidement ancrée sur la scène artistique nationale, représentée par des structures comme le CPGA (1), et internationale. Elle demeure l’étape toujours visible et indispensable pour la connaissance et la diffusion de l’art et des artistes.
Ce lien actif avec la création peut connaître des adaptations imputables aux changements de société, il entretient et défend sa vocation de « partage » et de « passeur » avec le public, initié ou non.
Nous pensons que l’artiste s’exprime uniquement par son œuvre, et que celle-ci doit être partagée avec l’autre. C’est à travers la vente et la diffusion de son œuvre à partir d’expositions que l’artiste accède à ce partage.
Si l’évolution du marché et des relais sociétaux répond de moins en moins à ce rôle essentiel, beaucoup de galeries en France et à travers le monde font autorité. Respectées, fréquentées, elles poursuivent un travail de prospection et de collaboration avec l’artiste, de confiance entre celui-ci, le galeriste et l’amateur. Il revient au galeriste la belle tâche de susciter de la bonne curiosité en confrontant des œuvres les plus diverses, reflets de leur temps. Promouvoir une œuvre c’est aussi l’aimer et s’en séparer pour qu’elle poursuive son chemin et illumine d’autres que soi.
De très nombreuses galeries s’y consacrent toujours.
1 - Depuis 1947, le Comité Professionnel des Galeries d’Art (CPGA) représente les galeries de France. Cette organisation professionnelle a pour mission de défendre les intérêts de la galerie suivant un code déontologique en relation avec le travail étroit accompli avec les artistes (Éd. 2016). Le Comité occupe une place insigne au sein de plusieurs conseils d’administration d’institutions et entretient des relations avec les instances du marché de l’art et la Maison des Artistes.