Par Adrien Goetz, membre libre.
Maryvonne de Saint-Pulgent, présidente de la Fondation des Treilles, correspondante de l’Académie des beaux-arts, dans la préface qu’elle a donnée à Modernes Arcadies, monumental ouvrage qui peut se lire avec émerveillement comme un atlas des utopies – le lecteur traverse la Belgique, l’Italie, la Serbie, la Californie, la Catalogne... – insiste sur la dimension abstraite qui a présidé à l’édification de ces "îles de la pensée" selon le mot de Michel Serres, bâties n’importe où hors du monde, pour l’idéal. Elle pense bien sûr, en premier lieu, à la Fondation des Treilles qui avait accueilli le colloque dont est sorti cet ouvrage foisonnant. Construction mentale, voulue par Anne Gruner-Schlumberger dans le haut-pays du Var, les Treilles sont une bibliothèque posée dans un paysage, avant d’être le dernier chef-d’œuvre de l’architecte Pierre Barbe et une création du paysagiste Henri Fisch, dessinateur, avec José Luis Sert, des jardins de la Fondation Maeght. Les collines évoquent celles de l’Arcadie de Poussin, les cyprès et les oliviers semblent depuis toujours entourer les petites maisons, rien ne trouble le calme de la terrasse : ce domaine est une fiction, il est totalement modelé, façonné, construit, mais surtout, chaque année, il permet la publication de livres aux sujets très nouveaux, dans tous les domaines scientifiques. Aux Treilles, se réunissent des biologistes, des mathématiciens, des historiens de l’art et des écrivains, on y croise Jean Clair, Cédric Villani – pour le mémorable colloque intitulé "Mécanique statistique des particules autogravitantes" – Robert Kopp, Laura Bossi ou Jean-Baptiste Minnaert – qui consacra à Pierre Barbe une monographie pionnière en 1991. Pour ce professeur d’histoire de l’architecture à la Sorbonne, la force de Barbe, rare architecte à avoir vu, comme Le Corbusier, un de ses édifices classé de son vivant, est d’être parvenu à une forme d’invisibilité : "Les architectures de Barbe montrent une réticence à paraître, une délicate et savante fadeur. Ce dernier terme a en Occident une connotation péjorative, dont auraient souri les lettrés taoïstes pour qui la fadeur est l’élégance ultime.",
La villa Kérylos, à Beaulieu-sur-Mer, avait été une de ces utopies savantes, voulue par Théodore Reinach pour donner corps à son rêve grec en plaçant, avec l’aide du génial Emmanuel Pontremoli, une bibliothèque parmi les rochers, devant la mer.
Le château d’Abbadia, dont traite Viviane Delpech, est pour Antoine d’Abbadie une manière de ressusciter, grâce à Viollet-le-Duc et à Duthoit, les fantômes de l’Orient. Sa maison est un laboratoire, où s’opère la fusion du style néo-gothique du château de Roquetaillade, des souvenirs de l’Éthiopie et des délires dont est parfois capable l’Académie des sciences quand elle passe les portes du rêve.
À Arnaga, dont traite Claude Laroche, c’est l’œuvre d’Edmond Rostand qui devient édifice : le style basque n’est qu’un prétexte. Tournaire, grand prix de Rome, en fait la maison de Cyrano et de Chantecler – comparable au Vittoriale, création de Gabriele d’Annunzio qui efface, dans les brumes du lac de Garde, toute frontière entre littérature et architecture.
La villa Noailles de Robert Mallet-Stevens était ainsi un "château" pour l’avant-garde, l’expression d’une pensée moderne et minimale, décor d’une autarcie élégante et scandaleuse. Placer un orchestre, des pianistes, des chanteurs au cœur de la forêt : tel est le propos, très audacieux lui aussi, de la "chapelle musicale" construite grâce à la reine Elisabeth de Belgique à Argenteuil, non loin de Waterloo. Alice Verlaine Corbion retrace l’histoire de ce lieu préservé, dédié à l’excellence, qui n’a cessé de grandir et où ont rivalisé tant de virtuoses. Maurice Culot s’attache à décrypter des dessins d’Eliel Saarinen, porteurs d’un esprit de liberté en Finlande à la fin du XIXe siècle : l’invention ex-nihilo d’un style national, contre l’oppression, n’est-il pas la plus délirante et la plus belle des démonstrations patriotiques ?
Katia Pecnik décrit le village de Küstendorf, érigé par le réalisateur serbe Emir Kusturica non loin des lieux de tournage de La vie est un miracle. Le cinéma et l’écologie sont à la source de ce monde imaginaire, réel pourtant, dont on ne sait s’il est un éloge de la tradition ou un message pour l’avenir.
On croise dans ce livre, jalonné de rencontres inattendues, les "trois demeures philosophales" dont parle William Pesson, la quinta da Regaleira à Sintra qui enchantait déjà Paul Morand, le très méconnu château des Avenières entre Annecy et Genève avec ses mosaïques divinatoires et le fascinant domaine de l’abbé Saunières de Rennes-le-Château, sans doute le lieu au monde sur lequel le plus de bêtises ont été écrites. On ne s’étonne pas d’y retrouver les châteaux de Louis II de Bavière, qui sont d’abord des délires musicaux, mais qui s’attendrait à compter au nombre de ces arcadies le Merzbau de Kurt Schwitters, "cathédrale de la misère érotique" selon Marc Dachy et le parc à thème abandonné de Felifonte dans le Mezzogiorno, une folie du début du XXIe siècle qu’on peut visiter déjà comme la ruine oubliée d’une très ancienne civilisation. Tous ces sites ont en commun d’être nés d’une idée, de rendre visibles et visitables des abstractions, châteaux de la déraison ou temples de l’intelligence.
Ce livre collectif a été dirigé par Maurice Culot, historien de l’architecture et architecte, et par son vieil ami Bruno Foucart, professeur d’histoire de l’art à la Sorbonne, qui s’est tant battu pour réhabiliter Viollet-le-Duc et les créateurs des années 1930. Bruno Foucart, qui fut durant de longues années, pour l’Académie des beaux-arts, le directeur scientifique de la Bibliothèque Marmottan, vient de s’éteindre. C’est la dernière fois que son nom apparaît sur la page de garde d’un livre et ses lecteurs fidèles, qui aimaient ses fulgurances et le génie qui le poussait sans cesse à penser à contre-courant, n’ouvriront pas sans émotion ce recueil de rêves et d’inventions qui occupa les derniers mois de sa vie. ■
À lire : Collectif, sous la direction de Maurice Culot et Bruno Foucart, Modernes Arcadies, coordination éditoriale de William Pesson, A. A. M. Éditions-Fondation des Treilles.