Par Jacques Rougerie, membre de la section d’architecture.
La grand-rue Chemin de Glaukos de mon quartier sous-marin est calme en ce matin d’avril 2027. Je suis parti plus tôt du village subaquatique de Marsa sur l’archipel du Frioul, juste à l’extérieur du parc naturel marin, trois drones submersibles livrent des colis. Au loin j’aperçois la silhouette de SeaOrbiter, sentinelle des océans, une de mes dernières créations, il file vers une nouvelle mission.
Un Nautipousse passe, silencieux, chevauché par des mériens. Tel une méduse mécanique aux jupes ondoyantes, ce dirigeable sous-marin se déplace par longues pulsations successives, emportant ses passagers vers l’aéroport flottant de Marseille-Mer. Établi au large de la cité phocéenne sur d’immenses briques de déchets plastiques collectés en mer et recyclés, ce terminal a déjà remplacé celui de Marseille-Provence pour les hélicoptères et les avions à énergie solaire.
Je nage sous l’eau et je pense à Apollinaire, qui écrivait "Les géants couverts d’algues passaient dans leurs villes sous-marines où les tours seules étaient des îles. Et cette mer avec les clartés de ses profondeurs coulait sang de mes veines et faisait battre mon cœur." "Battre mon cœur" au rythme des profondeurs, si doucement, que je crains qu’il ne s’arrête quand je retiens mon souffle.
Mon voisin aux poumons augmentés me salue d’un signe de tête. Des enfants le suivent, s’amusant avec des poulpes apprivoisés qui sautillent d’une épaule à l’autre. Je palme jusqu’au marché sous cloche d’air pour y prendre de la farine d’algues, des concombres de mer, quelques légumes biologiques de saison cultivés sur le ponton potager flottant et deux araignées de mer, élevées en liberté dans le vivier naturel du récif artificiel juste à côté.
Je regagne ma maison près de la place de l’Étoile de Mer, d’où jaillissent des fontaines d’air montant en arabesques vers la surface. Les bâtiments s’accrochent aux rochers par leurs pattes en résine naturelle, qui enjambent les trois hydroliennes individuelles qui les alimentent en énergie. Juste avant d’arriver chez moi, je ne résiste pas au plaisir d’envoyer un selfie à une amie parisienne à qui j’ai promis de l’accompagner nager dans la Seine pour un défi caritatif maintenant que le fleuve a été dépollué pour les Jeux olympiques de 2024 de Paris.
Alors que je m’approche, le sas s’ouvre avec le signal de ma montre connectée. Une minute plus tard, je me rince à l’eau dessalée, je range ma combinaison en fibraleau et je m’habille pour regagner ma cuisine. Tout en préparant mes crabcakes pour le déjeuner, j’écoute l’album Alpha Centauri de Tangerine Dream. J’ai toujours adoré les compositions aux sonorités spatiales et sous-marines de ce groupe allemand des années 1970.
Est-ce un rêve ? Suis-je un utopiste ? Non. Le Nautipousse n’est qu’une analogie sous-marine de la navette SeaBubble, dont j’ai conçu et réalisé les docks flottants.
Cette description d’une vie sous-marine, je l’ai écrite il y a 40 ans dans mon livre Habiter la mer et je n’ai fait que l’actualiser. J’avais déjà réalisé des vaisseaux à coque transparente et plusieurs habitats sous-marins dont "Galathée". Je pressentais que l’avenir de l’Homme était sous la mer.
Les années suivantes, j’ai pu réaliser mes rêves de pouvoir vivre, entre autres, plusieurs jours durant sous la mer, dans des maisons sous-marines. J’ai ensuite voulu transmettre ma passion et permettre à d’autres d’oser rêver. J’ai créé la fondation Jacques Rougerie à l’Académie des beaux-arts, sous l’égide de l’Institut de France. Celle-ci célèbre et encourage l’utopie à l’échelle internationale. Elle récompense les futurs Jules Verne, Gustave Eiffel, Ferdinand de Lesseps et tant d’autres artistes, créateurs et architectes de demain.
L’utopie, ce n’est pas une vision idéale ou impossible d’un projet, d’une société ou d’une civilisation. L’utopie c’est imaginer et entrevoir l’avenir.
En 1865, Jules Verne publiait De la Terre à la Lune et en 1869, Vingt mille lieues sous les mers. Il était sûr que "tout ce qu’un homme est capable d’imaginer, d’autres hommes seront capables de le réaliser". Il pensait que ses créations imaginaires ne verraient le jour que mille ans plus tard... En 1969, Neil Armstrong posait le pied sur la Lune, au même moment le Commandant Jacques-Yves Cousteau créait le sous-marin "l’Argyronète", le Nautilus des temps modernes.
Jules Verne pressentant la surpopulation, avait prédit : "Dans l’avenir, ne faudra-t-il pas bâtir sur la mer ?". La mer représente 70% de la surface du globe, nous donne les deux-tiers de notre oxygène (grâce au phytoplancton), nous nourrit, nous soigne, nous fournit de l’énergie inépuisable. Elle abrite la clé de notre avenir si nous savons la préserver, car elle est menacée.
La mer et l’espace sont les deux grandes aventures de notre temps, les deux domaines qui nous autorisent encore à rêver et donc à être utopistes, à imaginer notre avenir, au travers de rêves prémonitoires qui deviendront des réalisations bien concrètes. "C’est de l’océan et des galaxies que naîtra le destin des civilisations à venir."
Alors oui, soyons utopistes. Imaginons la blue society et la société des mériens.
Au début du siècle dernier, nous étions à peine 3 milliards d’êtres humains sur Terre, dont 20 % vivaient sur les côtes. Aujourd’hui, la moitié des 7 milliards d’entre nous vit sur cette frange côtière et en 2050 cette proportion passera à 75%, sur un total de 10 milliards. Cette pression démographique et urbaine insensée sur nos ressources naturelles et sur les rivages nous force justement à être passionnés, audacieux, créatifs et à savoir prendre des risques pour créer des utopies, urbaines, architecturales, et dans nos modes de vie.
Il est urgent aujourd’hui d’être utopiste.
Nous devons penser sans limites, croire au génie humain et à son extraordinaire pouvoir de création et d’adaptation. Sans utopies, les sociétés disparaissent.
On dit couramment : "À l’impossible nul n’est tenu."
Avec l’utopie, il convient de dire : "À l’impossible tout le monde est tenu." ■