Rencontre avec le comédien Denis Lavant.
Nadine Eghels : Que représente pour vous la notion d’utopie, dans votre travail d’acteur au théâtre et au cinéma ?
Denis Lavant : Pour moi la première utopie c’était l’idée, le rêve du théâtre. Je ne viens pas d’une famille de comédiens, et je rêvais de faire partie de ce monde, je fantasmais à partir d’un univers de coulisses, là où la magie se prépare. Cela s’est plus ou moins réalisé.
N.E. : Plus ou moins ?
D.L. : Je n’ai pas été précisément dans cette direction-là, je n’ai jamais fait partie d’une troupe, je suis toujours parti ailleurs... Puis le cinéma est venu me chercher et ce n’était pas du tout une utopie pour moi, car ce n’est pas à cela que je rêvais, mais à être comédien, acteur de théâtre tous les soirs sur les planches face au public. Vivre dans le domaine de l’éphémère, de l’imaginaire, du rapport direct aux spectateurs, et cela plus encore dans le théâtre de rue, où j’ai débuté – j’avais aussi hésité avec le monde du cirque que je trouvais fascinant.
N.E. : Et le rapport à l’utopie ?
D.L : Curieusement ce rapport à l’utopie, je l’ai retrouvé très récemment en faisant un spectacle itinérant au Channel de Calais avec l’équipe foraine "Deux rien merci", sur le thème de l’ours ; j’y disais des textes poétiques, on était une équipe de quatre, une peintre, une artiste de rue, un artiste forain et moi en locuteur, on parcourait tout un itinéraire qui aboutissait dans une yourte où le spectacle se concluait par un moment magique avec ce très beau poème de Verlaine, Kaléïdoscope. À la fin il n’y avait pas les saluts traditionnels. On prenait simplement congé à la porte du lieu en serrant la main de chacun et on voyait cette étincelle s’allumer dans leurs yeux d’avoir pu approcher ce monde de saltimbanques, mêlée à ce regret enfantin de ne pouvoir poursuivre avec nous le voyage. Cette étincelle que j’avais sentie s’allumer en moi quand j’étais enfant. Passer de l’autre côté du miroir, c’était cela pour moi, l’utopie
N.E. : Et au cinéma ?
D.L. : Le cinéma je ne l’ai jamais vu comme une utopie. Pour moi cela a été une chance, ma rencontre avec Léos Carax qui m’a amené dans un cinéma très intense et poétique. Ces projets-là ont pu être ressentis comme utopiques parce qu’ils faisaient parfois appel à des moyens démesurés et qu’ils semblaient irréalisables, mais pour moi l’utopie ne résidait pas là. Ce serait plutôt dans cette tentative, pour l’acteur, d’approcher au plus près de personnages très marginaux, aux limites du dérèglement psychique. Pour moi l’enjeu était d’essayer d’atteindre une vérité, une authenticité et c’est sur Les amants du Pont Neuf que cet enjeu a été le plus fort : être crédible en étant comédien – donc protégé, et même payé pour cela –, en rendant tangible ce monde de la rue, de la misère sociale. C’est assez périlleux car on peut aussi bien y rester pris. Ce monde hors des règles peut être attirant car c’est aussi un endroit de liberté, et j’ai moi-même frôlé ce déséquilibre, en voulant être au plus près de cette marginalité. J’ai perçu le danger de rester plongé dans un autre monde, dans un autre temps, de ne plus pouvoir revenir, une fois le moteur de la caméra coupé, à la réalité du tournage. Rien d’utopique là-dedans, ce sont les écueils de cette quête.
N.E. : Au théâtre, que représente l’utopie pour vous ?
D.L. : Pour un acteur de théâtre, il y a des personnages-phares, des rôles qu’on ne jouera peut-être jamais de sa vie mais qui sont comme un but dans l’imaginaire, vers lequel on tire des bords, et s’il arrive qu’on les joue cela signifie presque la fin car on aura atteint son but. Pour moi ce personnage c’est Hamlet ; à vingt ans j’ai joué dans la mise en scène d’Antoine Vitez au Théâtre de Chaillot, je jouais la reine de comédie, et c’est Richard Fontana qui jouait Hamlet. Tous les soirs dans les coulisses je l’écoutais en me disant qu’un jour ce serait mon tour de jouer Hamlet, et que je le jouerais plutôt autrement, bref je m’y projetais à fond. Résultat je n’ai jamais joué Hamlet, il n’y a jamais eu de proposition directe ; parfois je l’ai suggéré à des metteurs en scène et en même temps l’idée que cela se réalise m’a effrayé, cela aurait été comme de rejoindre son double ou son fantôme, et donc de s’anéantir.
N.E. : Pour vous l’art, ce serait cela, approcher une vérité qui toujours recule ?
D.L. : Il y a de cela... Comme dit Melville, rapporté par Yannick Haenel dans Tiens ferme ta couronne, la vérité serait comme un daim blanc qui s’enfuit dans les sous-bois. C’est une très belle image mais en même temps, quelle vérité ? Parallèlement à son expérience de la vie, sa pratique de l’existence, son vieillissement, ses joies et ses tristesses, le comédien évolue dans un domaine d’investigation autour de l’humain. Il s’agit pour lui de comprendre une partition, le rôle d’un personnage écrit. Pour ce faire, il doit se déplacer vers la personnalité de l’auteur avec ce qu’il est, et en même temps essayer de comprendre le rôle à partir de son expérience, de ses sentiments, de sa relation au monde. Et il y a dans ce frôlement, dans cette approximation quelque chose qui est de l’ordre de l’infini. Car ce n’est jamais tout-à-fait cela, il n’y a pas de Hamlet qui serait exactement Hamlet. Il n’y a pas d’entité idéale, il y a la pensée imaginaire de l’auteur et puis il y a ce qu’amène le comédien avec sa sensibilité, son histoire, sa personnalité propre et son intelligence du monde. Finalement c’est toujours un peu raté mais ce n’est pas grave car c’est de l’humain, c’est dans l’à-peu-près, quelque chose de brut, qui peut se raffiner à l’infini. Et c’est sans doute là que réside l’utopie du théâtre.
N.E. : Est-ce que les avancées technologiques au théâtre et surtout au cinéma sont finalement au service de cette utopie de l’art ?
D.L. : Pour ma part je trouve surtout que la multiplication des supports est effrayante. L’image est partout et justement cela tue l’imaginaire. Les images sont fabriquées, codifiées, et on en est inondé, on ne peut les éviter, et on n’a qu’à les avaler telles quelles. Il n’y a plus aucune liberté pour le spectateur. Alors que dans la littérature, même si il y a un style marqué, imprimé par l’auteur, le lecteur aura toujours la liberté de mettre sur les mots ses propres images, en relation avec son propre vécu. Mais le déferlement d’images fabriquées uniformise la subjectivité et éradique la pensée critique.
N.E. : Êtes-vous confiant dans l’avenir de votre métier ?
D.L. : Ma confiance ne va pas vers l’industrie du spectacle ou du cinéma, mais fondamentalement vers l’être humain. Mais je me définis presqu’à l’inverse de ce qui se passe autour de moi. À partir du moment où je suis devenu comédien, j’ai fait ce que j’ai souhaité faire mais je n’ai pas été dupe de la carrière, je me suis toujours méfié de l’aspect ascendant du star système et je me suis toujours dirigé vers ce qui me fait le plus plaisir, le théâtre, et aujourd’hui cela me plaît de revenir à un théâtre forain. Ce sont certes des projets inconfortables, moins valorisants, qui demandent un travail d’artisan, mais pour moi c’est là que cela se passe, que je retrouve une profonde authenticité et que je continue à apprendre. Sur les grosses productions cinématographiques françaises il m’arrive de croiser des grands comédiens, très reconnus, qui gagnent beaucoup d’argent, qui sont partenaires dans la production du film, mais ils (elles) ont perdu le goût de jouer, la flamme, le rapport humain au travail ; ils (elles) représentent la figure de proue d’une industrie, mais ils (elles) perdent peu à peu l’essence de leur métier, qui est de forger un personnage, de se colleter avec un plateau, dans un inconfort momentané, pour essayer de faire jaillir un imaginaire de fiction ou historique... et je trouve cela un peu dommage (pour eux) de perdre la jubilation première qui fait qu’on joue. Moi je me suis juré de ne jamais perdre cela de vue. D’être inenfermable. ■