Par Xavier Darcos, Chancelier de l’Institut de France
Le Secrétaire perpétuel de l’Académie des beaux-arts, Laurent Petitgirard, me demande d’exprimer ici comment le Chancelier de l’Institut voit le rôle de cette Académie au sein de l’Institut de France. Je pourrais m’en tenir à des évidences formelles : conseils d’administration, jurys des prix, cérémonies officielles, fonctionnement des services du Quai de Conti. Mais l’essentiel n’est pas là, évidemment. Je veux répondre à la question de façon plus personnelle, tout en empruntant à notre histoire littéraire.
La clé du sujet se trouve dans le XIII e livre des Aventures de Télémaque. C’est là que Fénelon donne la description d’un bouclier, forgé par Vulcain « dans les cavernes fumantes du mont Etna », à la demande de Minerve, et offert par Mentor au fils d’Ulysse. A priori, rien de plus convenu : l’auteur s’inscrit dans la tradition d’Homère décrivant le bouclier d’Achille et de Virgile celui d’Enée. Mais Fénelon va bien au-delà de la simple imitation d’une classique ekphrasis. Car il se passe beaucoup de choses sur ce bouclier « brillant comme les rayons du soleil ». Ici on voit Neptune frappant la terre de son trident, d’où « on voyait sortir un cheval fougueux » ; là, Minerve donne aux hommes l’olivier, dont le rameau « représentait la douce paix avec l’abondance, préférable aux troubles de la guerre, dont ce cheval est l’image ». Plus loin, des agneaux sont effrayés « des fureurs brutales de Mars, qui ravage tout ». Ailleurs, « paraissait encore Minerve, qui dans la guerre des géants servait de conseil à Jupiter même, et soutenait tous les autres dieux étonnés ». Dans une autre partie, ce plateau représente Cérès dans les fertiles campagnes : « On voyait la déesse qui rassemblait les peuples épars. » Puis on aperçoit « les moissons dorées », « les nymphes couronnées de fleur » sur le bord d’une rivière, des bergers jouant de la flûte, et l’indispensable Bacchus. Après l’évocation de la guerre et de l’histoire des hommes, celle de la paix, du progrès et d’un « Éden » virgilien et chrétien. Tout le monde est là : les dieux de la guerre et ceux de la paix, ceux qui sèment la discorde et ceux qui sèment pour la moisson.
Bref, sur ce bouclier, résumé de la civilisation autant que symbole de sa défense, « on voyait Minerve assemblant autour d’elle tous les beaux-arts [...] ». Voilà : Fénelon répondait d’avance à la question de Laurent Petitgirard. Minerve, l’allégorie de la sagesse ; Minerve, dont Mentor, le maître de Télémaque, est la patiente métamorphose ; Minerve, symbole de l’Institut de France, qui assembler tous les savoirs et les talents. Minerve, qui n’est pas une sagesse molle ou contemplative, mais casquée et déterminée ; qui protège la vie de l’esprit, certes, mais aussi l’âpre labeur de tous les artisanats. Ovide, dans les Fastes, dit qu’elle est « la déesse de mille travaux » et que, sans elle, tout ouvrier serait « comme un manchot ».
Avouez que vous aviez un peu oublié ce bouclier offert à Télémaque. Pourtant, tout y est réuni : l’histoire, la politique, l’économie, l’observation du monde, la poésie, et bien sûr les arts. Il en est de même à l’Institut de France, que ses fondateurs ont voulu unique : « Il y a, pour toute la République, un Institut national... », disait la Constitution de l’An III. Unique, comme l’était l’Encyclopédie, où les Lumières prétendaient enserrer tout le savoir de l’homme et sur l’homme. Le bouclier de Télémaque préfigure notre mission : il dessine l’humanité dans toutes ses compétences et dans toutes ses espérances. Seule une œuvre d’art peut y parvenir : là s’expriment les passions et les violences, les aspirations et les désirs profonds. Comprend-on notre Moyen Âge sans les cathédrales gothiques ? Ce qui est vrai d’une civilisation l’est aussi de l’individu. Chacun le sait : il est une part de l’âme humaine que les plus savants anthropologues ne pourront jamais verbaliser, et que la création artistique seule nous révèle. À l’Institut, les beaux-arts ne permettent pas seulement de connaître et d’exprimer l’univers, la Cité, l’homme, dans toute leur complétude. Ils sont aussi mis à contribution lorsqu’il s’agit d’inventer le monde à venir, notamment par l’architecture.
De même que Minerve équipe et conseille Télémaque – et « sert de conseil à Jupiter », nous dit Fénelon –, l’Institut a pour vocation d’éclairer les pouvoirs publics et de leur fournir des armes. De même que Minerve n’accomplit sa mission qu’en vertu de son indépendance, les cinq académies de l’Institut jouissent d’une situation unique qui garantit leur liberté : elles sont publiques sans être gouvernementales, indépendantes sans être privées. En France, l’État n’a pas vocation à exercer une tutelle directe et exclusive sur les activités de l’esprit, y compris dans le domaine des beaux-arts. Les académies de l’Institut veillent à ce principe vital, grâce à leur indépendance, à leur légitimité, à leur pérennité, grâce aussi à leur pratique du libre débat dans le respect des opinions.
Plus qu’aucune autre, l’Académie des beaux-arts reflète cet idéal. Elle peut se comparer à un orchestre, où chacun, avec son savoir, son talent et son identité propres, contribue à la cohésion fructueuse de tous. La métaphore est plus éclairante encore lorsqu’il s’agit de l’Institut de France, qui compte cinq académies fort différentes, embrassant tout l’horizon des savoirs, des lettres et des arts. Une symphonie, sun-phonia, au sens premier, un ensemble de voix diverses qui se répondent et se coordonnent à l’unisson. À cet égard, l’Institut peut compter sur l’expertise du secrétaire perpétuel de l’Académie des Beaux-arts, un chef d’orchestre, au sens propre et au sens figuré, attentif à la diversité, esprit sûr et ami généreux.