Soutien à la création | Risquer les chefs d’œuvre, l’enjeu d’une résidence d'artistes

Par Muriel Mayette-Holtz, de la section des Membres libres, directrice de la Fondation Dufraine

La fondation Dufraine « Villa les Pinsons », propriété de l’Académie des beaux-arts, abrite durant l’année une quinzaine d’artistes en résidence. Elle est située à Chars dans le Val d’Oise entre forêt et campagne.

 

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Vue d'un atelier. Photo Victor Point / H&K

 

Cette période de retraite permet aux artistes non seulement de trouver un toit, mais aussi un atelier et une modeste bourse, qui prend en charge les besoins quotidiens. Au-delà du confort rudimentaire qui leur est offert, cette résidence leur propose un compagnonnage dans la diversité des écoles, l’impossibilité d’échapper au travail et surtout la nécessité de se sentir légitime dans cette grande famille, c’est-à-dire de se prouver à soi-même que l’on mérite cette retraite autant que les prestigieux prédécesseurs qui en ont bénéficié... Cette dimension est sans doute la plus importante ambition du projet !

Monsieur Louis Dufraine est mort le 17 février 1937 et il aimait passionnément les artistes. Aussi il fit un legs à l’Académie des beaux-arts, lui imposant de créer, dans un ancien orphelinat à Chars appelé « la villa des Pinsons », une résidence d’artistes, qui vit le jour dans les années cinquante. Le bâtiment fut enrichi d’un deuxième étage et d’une nouvelle bâtisse de treize mètres qui pouvait loger une cinquantaine de personnes. Les pièces étaient meublées et les pensionnaires, des artistes démunis, venaient finir leur carrière dans cette résidence. L’architecte Marc Saltet, notre confrère, y fit construire de beaux ateliers avec des verrières dont profitent encore aujourd’hui les nouveaux arrivants. La propriété possède aussi une parcelle forestière et un grand jardin, doté notamment d’un potager, qui agrémente le quotidien des pensionnaires, où poules, âne et chèvres cohabitent. Chars est une ville un peu éloignée de Paris sans être un désert, elle nous offre la nature !

 

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La Villa des Pinsons et des ateliers aménagés , à Chars dans le Val-d'Oise. Photo DR

 

Le projet initial proposait d’accueillir gratuitement, nourris, logés, chauffés, blanchis, de vieux artistes en couple ou solitaires, architectes, sculpteurs, dessinateurs, peintres ou graveurs... Le projet cherchait à abriter les artistes d’un certain âge, pour leur permettre de continuer à développer leur art, sans délai bien défini, ce qui revenait d’une certaine façon, à une maison de retraite artistique... même si les équipements n’ont jamais été adaptés à cette destination. Notre confrère Jean Cardot dirigea cette fondation pendant de nombreuses années, épaulé par le couple Philippe et Christine Delafosse qui vit sur place et veille depuis toujours au bien-être des résidents. Progressivement, les aléas de la vie contemporaine font que des artistes dans la force de l’âge se retrouvent plus souvent dans des conditions financières difficiles, aussi la résidence a évolué avec le temps, avec son temps, et les générations se sont mélangées. Le recrutement se faisait sur proposition du président, lui-même artiste sculpteur, et de grands noms d’artistes, grâce à lui, s’y sont succédés.

Aujourd’hui les rythmes ont changé, les résidents peuvent prétendre à des périodes entre une ou deux années de septembre à juin. Sur les conseils de nos confrères, un jury de présélection s’est constitué et je remercie entre autres Astrid de la Forêt et Pierre Collin pour leurs conseils avisés. La fondation prend sous son aile une quinzaine d’artistes, afin de leur permettre la réalisation d’un projet, la possibilité de chemins de traverse, l’étude de nouveaux sujets, la possibilité de se perdre, de s’enrichir, de réfléchir... Nous avons cette année trois artistes réfugiés politiques, cinq nationalités différentes, des générations et disciplines contrastées : peintre, sculpteurs, graveurs, chercheurs en musicologie (même si dans l’avenir nous pouvons prétendre à un élargissement des disciplines en accueillant des compositeurs, des écrivains ou encore des photographes, etc.). La mixité des disciplines rend aussi le projet plus intéressant car on assiste aujourd’hui à une porosité des arts. Les différents solfèges s’influencent et un artiste plasticien revendique souvent plusieurs pratiques complémentaires. Nous devons donc réfléchir à l’équipement des ateliers qui sont beaucoup plus sophistiqués qu’au siècle dernier, le numérique est une base importante dans les travaux et les artistes nous demandent par exemple, en premier lieu, un accès internet performant. Tout en conservant la beauté des ateliers, des travaux sont envisagés à Chars la saison prochaine, pour rendre ces espaces de travail plus adaptés et organiser des lieux communs plus vastes et conviviaux. Il faudra aussi entretenir et équiper le bâtiment principal qui souffre des nuisances sonores de sa proximité avec le train, doter certains ateliers d’un piano si nous voulons accueillir des musiciens, et poursuivre notre démarche écologiquement responsable.

 

Faire connaître les artistes et les aider à sortir de l’ombre, les mettre en valeur, les accompagner pour trouver de l’autonomie, voilà aussi la responsabilité d’une résidence ”

L’humanisme de Monsieur Dufraine veille encore et toujours sur les créateurs puisque sont admis en résidence des personnalités intéressantes et artistiquement incontestables. Nombre d’entre eux en ont profité pour préparer leur dossier de candidature pour des résidences à l’étranger comme la Casa de Velázquez ou la Villa Médicis, résidences accompagnées aussi par l’Académie des beaux-arts, d’autres y préparent des expositions, tous en sortent vainqueurs d’un nouveau projet. Tous ceux que j’ai pu rencontrer reconnaissent l’importance de cette période protégée dans leur travail.

Il y a aussi une dimension psychologique importante dans une résidence. Le fait de ne plus être seul, mais en quelque sorte d’intégrer une promotion, développe une plus grande confiance en soi et vient combler un peu la solitude et le doute. Il y a les échanges entre artistes bien sûr, parfois les heurts, les confrontations même, mais la possibilité d’appartenir à un groupe de créateurs donne une sorte de légitimité naturelle et renforce les muscles de la résistance au doute... On pourrait appeler cela l’effet « laboratoire » d’une promotion. Il est donc important de construire des points de rencontre et de croisement incontournables, et la cuisine en est le principal. Il y a aussi le jardin, la bibliothèque ou des ateliers communs qui contribuent à souder le groupe. J’ai pu observer à la Villa Médicis combien l’arrivée d’un restaurant privé qui venait se substituer à la cantine des artistes avait dégradé le projet et d’une certaine façon encouragé un embourgeoisement des attitudes. Petit à petit les pensionnaires ont fait la cuisine dans leurs appartements, choisissant ou non le côtoiement avec les autres, puis ils ont commencé à se faire livrer individuellement « chez eux », puis ils ont exigé que le restaurant leur fasse des prix, etc., et les débats fondamentaux entre artistes se sont perdus dans des espaces privés. Même les critiques comme celles de Berlioz ou d’Hervé Guibert en résidence à la Villa Médicis, ou les enthousiasmes de Bizet, ont commencé à manquer... Le débat s’est tenu sur les réseaux sociaux et le dialogue s’est perdu. Être et vivre ensemble participe à l’importance d’une résidence.

Nous devons porter attention aux conditions de travail que l’on offre à un artiste, cela est primordial, car nous devons progressivement nous adapter à l’évolution des arts. Le métissage des générations est une dimension importante à ne pas négliger pour qu’une promotion soit fertile, car la diversité des points de vue, des écoles, des origines, des histoires personnelles, des maturités permet de nouvelles lectures du monde et un enrichissement partagé. Aussi il faut veiller, lorsque l’on construit une résidence avec une quinzaine d’artistes, à ce que les critères de sympathie et de complémentarité soient réunis ; le talent étrangement ne doit pas être le seul objectif. D’autre part, il ne faut pas hésiter à « risquer les chefs d’œuvre », je veux dire par là, suivre instinctivement un choix qui ne soit pas forcément raisonnable, car le croisement des uns des autres peut transformer absolument un artiste et permettre aux plus modestes, aux plus fragiles, de se révéler.

 

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Investis par les artistes, les ateliers et espaces communs sont autant de lieux où « le métissage des générations est une dimension importante à ne pas négliger [...] car la diversité des points de vue, des écoles, des origines, des histoires personnelles, des maturités permet de nouvelles lectures du monde et un enrichissement partagé ». Photos Victor Point / H&K et DR

 

En résidence, un artiste recherche entre autres à être coupé du monde réel, tout entier concentré et dédié à son art. Il y a donc une grande responsabilité lorsqu’on l’accueille, parce que si on ne le regarde pas, si on reste sourd et indifférent à son travail, lorsque la résidence s’achèvera et qu’il devra absolument repartir dans le monde réel, sa situation pourra être beaucoup plus précaire qu’à son entrée. Parfois le confort peut-être un piège si l’on n’aide pas les créateurs à se construire pour l’avenir. Ce temps ne doit pas être une situation temporaire avant le retour à la précarité matérielle autant que spirituelle. Faire connaître ces artistes et les aider à sortir de l’ombre, les mettre en valeur, les accompagner pour trouver de l’autonomie, voilà aussi la responsabilité d’une résidence. Dans ce sens nous réfléchissons à la possibilité d’une exposition régulière des artistes en résidence à Chars, ou la possibilité de rejoindre le projet « ¡ Viva Villa ! », créé en 2016 et soutenu par l’Académie des beaux-arts, projet qui réunit les résidences françaises à l’étranger – la Casa de Velázquez, la Villa Médicis et la Villa Kujoyama – et qui expose une fois par an, à travers une thématique, les artistes qu’elles ont abrités pendant l’année. Comme une photographie de la création contemporaine, cette association offre aussi aux artistes l’appartenance à un réseau plus grand et utile pour leur avenir. Il s’agit pour nous de construire l’après...

Enfin nous devons assumer, voire défendre la non-obligation de résultat. D’abord parce que l’on ne tape pas sur la tête d’un peintre pour qu’il peigne bien sûr, et je ne connais pas un artiste qui ne rêve secrètement d’accomplir un chef d’œuvre... mais parce que ce temps d’inspiration doit être pris en compte comme une étape incontournable du travail. Il faut bien se remplir avant de produire et il faut bien s’entraîner, se tromper avant d’atteindre à l’équilibre dans un travail de création, or ce temps-là ne nourrit pas ! Sans être perdu, il ne permet pas à l’artiste de vivre, c’est pourquoi une résidence vient aussi remplacer ce manque.

Se pose aussi la question des œuvres produites en résidence qui appartiennent à l’artiste. Il arrive parfois qu’un pensionnaire souhaite laisser une œuvre sur place à son départ, ces cadeaux ont d’ailleurs permis de constituer une petite collection à Chars. On peut admirer ces toiles dans le petit salon, elles racontent un bout de l’histoire et cette mémoire est précieuse. Mais il y a parfois des œuvres énormes, qu’il faut entretenir avec le temps, qui s’entassent dans les réserves, des œuvres contestables ou éphémères, dont la fondation devient responsable. C’est pourquoi il ne me semble pas pertinent d’officialiser ou d’encourager cette démarche.

Construire des résidences d’artistes est un luxe nécessaire pour une nation comme la France. Un état qui s’intéresse à la culture et qui en comprend la nécessité doit absolument mettre à disposition, sans aucune obligation de résultat, des espaces d’accueil pour les créateurs, afin de se doter des meilleurs artistes pour le futur. Ce sont eux seulement qui traverseront les siècles pour témoigner de la force d’une nation. Aussi le rôle des jurys de sélection est primordial pour constituer des générations d’artistes puissantes. Il faut pour cela ne pas céder à l’effet de modes, ne pas céder à l’effet de copinage, ne pas céder à l’intérêt. Ne pas accueillir seulement ceux qu’il faudrait accueillir... Cette pression est parfois désastreuse. D’ailleurs les spécialistes ne sont pas toujours les meilleurs juges ! Il faut laisser parler une grande part d’instinct pour découvrir les génies. Il faut risquer de se tromper. Enfin il est important de ne pas rechercher seulement les meilleurs, car c’est le groupe qui doit être performant et utile et pas seulement le singulier. C’est si important et si fragile un artiste... Il y a ceux qui exigent, ceux qui militent, ceux qui restent enfermés dans le doute, ceux qui travaillent comme des forcenés, ceux qui perdent du temps, qui se baladent, ceux qui parlent trop et ceux qui se taisent, il y a les amis sympas et les teigneux solitaires, les bons vivants et les ermites... Mais quelle que soit leur attitude, au bout du chemin il y a des inventeurs de rêves, des constructeurs de beautés, il y a un geste, un mot, une musique qui va nous bouleverser et traverser le temps... Alors pour un génie précurseur, pour un grand artiste, nous pouvons bien admettre tant de moins bien, tant d’erreurs, car si une résidence abrite un Mozart tous les dix ans, elle aura vraiment gagné sa légitimité.