A Woman of many faces *

Questions à Carolyn Carlson, danseuse, chorégraphe, artiste visuelle

Propos recueillis par Lydia Harambourg

 

Dialogue avec Rothko, chorégraphie et interprétation des textes de Carolyn Carlson, musique originale et violoncelle de Rémi Nicolas. Créé en 2013 au Colisée - Théâtre de Roubaix.  Photo Laurent Paillier
Dialogue avec Rothko, chorégraphie de Carolyn Carlson, musique originale et violoncelle de Jean-Paul Dessy, scénographie de Rémi Nicolas. Créé en 2013 au Colisée - Théâtre de Roubaix. Photo Laurent Paillier

 

Lydia Harambourg : Le public vous connaît comme danseuse interprète et chorégraphe, et va bientôt vous découvrir artiste dessinatrice. Quels liens voyez-vous entre ces activités ?

Carolyn Carlson : Sur tout mon parcours de vie, j’ai l’impression de faire partie d’un immense champ de fils ; s’interconnectant, s’entrecroisant, couche après couche, une synchronicité d’événements dans un flux continu. Un champ de dons inhérents.

Mon travail d’artiste qui danse, se produit, chorégraphie, écrit de la poésie et dessine est une accumulation d’expériences révélant une tapisserie de fils se connectant au sein de la toile de l’univers, captant intuitivement des énergies au-delà de notre compréhension.

Je me perçois comme une messagère : les idées entrent dans mon esprit sans que je n’en connaisse leur source.

Le point fixe où la danse commence, dessinant sur le papier les veines d’une arabesque, déposant un poème spontané sur un fil, une image et une poésie qui partagent les mêmes idées. Un geste déplaçant l’air environnant.

Un mystère comprimé dans des moments infinis de création. Éphémère. Imprimé. Original.

 

L.H. : Parlez-nous de votre formation multiple, de danseuse, de calligraphe, de poète...

C.C. : « Je suis une autodidacte en poésie, en dessin et en calligraphie, influencée par un maître zen. À New York, dans les années 1960, j’ai fait une importante découverte en prenant un cours de méditation zen. Nous devions spontanément dessiner une encre, en une seule respiration. C’était impressionnant de voir le résultat de notre « souffle d’encre » sur le papier, sans aucun jugement. J’y ai trouvé une clé pour mon travail, la joie de faire des gestes spontanés sans idée en tête, seulement l’acte de faire. En plus des principes très forts de mon maître Alwin Nikolais, j’ai trouvé d’autres façons d’étendre la danse vers le papier et l’écrit. John Davis a été également d’une grande influence, il m’a dit un jour :

Pour vraiment comprendre ce que tu veux donner aux autres en tant qu’interprète ou chorégraphe, écris-le et dessine tes visions. Sa confiance dans mon travail m’a poussée à écrire des poèmes et dessiner à l’encre. Et je pense que mon travail d’improvisation avec Nikolais a encouragé mes travaux calligraphiques, qui peuvent être comparés à des solos imaginaires et spontanés. [...]

Mon influence a débuté avec l’ensō, les cercles d’illumination zen. Un trait de pinceau de calligraphie qui crée un cercle exprimant la totalité de notre être. Carl Jung se réfère au cercle comme un archétype du Soi comme totalité de soi-même (1). L’ensō est peut-être l’élément le plus courant dans la calligraphie zen. Il symbolise l’illumination, le pouvoir et l’univers lui-même. C’est l’expression directe du « moment-tel-qu’il-est ». Mis à part ces cercles, le maître japonais offre une transmission de la poésie en dehors du cercle, comme un moyen de communication direct vers l’esprit humain. Cette révélation a été le début de ma série de dessins de cercles, comme un état méditatif mais aussi comme trace de la permanence, alors que la danse vit et meurt dans l’instant de son exécution. Cela a été le début également de quarante ans d’étude du bouddhisme, qui fait partie de ma vie d’artiste et de femme. L’ensō en lui-même mérite sa propre récompense. Il n’a pas de cause en dehors de lui-même et n’a pas d’autre effet que lui-même (2) ». (3)

 

L.H. : Comment passe-t-on du statut de danseuse à celui de chorégraphe ?

C.C. : La transformation de danseuse à chorégraphe en un seul et même être m’accompagne depuis l’enfance. Il n’y a jamais eu de division entre les deux. J’aimais improviser pendant des heures, de manière spontanée et naturelle, pour me sentir libre, composer pas à pas de petites danses, mes frères formant un public généreux de ses applaudissements ; quelle joie de compléter la séquence d’une intrigue filée de mes mains. Un don qui se donnait déjà à voir.

À New York, à l’âge de 22 ans, mes expériences avec mon maître Alwin Nikolais ont propulsé ma carrière d’interprète et de chorégraphe, en entrelaçant les fils qui ont relié mon destin d’artiste. Un saut quantique de révélations. Le génie des cours de composition de Nikolais m’a autorisé à sentir que je pouvais chorégraphier : je pressentais déjà l’avenir qui m’attendait. En tant que danseuse, j’étais au comble de l’exaltation, j’improvisais sur les idées de Nikolais, puis je m’attelais à l’achèvement chorégraphique de ses créations, qui sont encore aujourd’hui les clés qui me permettent de faire sauter des verrous avec ma propre compagnie.

Les concepts de temps-espace-forme-mouvement de Nikolais ont ouvert les portes d’inspirations prolifiques et d’outils pour poursuivre mon voyage sur le chemin de la création avec passion et dévouement.

 

Croquis de travail de Carolyn Carlson pour The Tree (Fragments of poetics on fire), dernière pièce d’un cycle inspiré par Gaston Bachelard. Création prévue en 2021.
Croquis de travail de Carolyn Carlson pour The Tree (Fragments of poetics on fire), dernière pièce d’un cycle inspiré par Gaston Bachelard. Création prévue en 2021.

 

L.H. : Que cherchez-vous à travers une écriture spatiale éphémère ? Vous parlez d’une chorégraphie en recherche.

C.C. : Le charisme, une présence lumineuse, est l’une des premières qualités d’une œuvre chorégraphique, où l’interprète possède une aura, irradiant d’une lumière intérieure qui brille vers l’extérieur, une énergie qui comprime la distance entre l’observant et l’observé. Ce que j’appelle, en un mot : générosité. Ce ne sont pas seulement les pas qui sont vitaux, ce sont les intentions du danseur brûlant d’un feu intérieur qui transcendent sa présence au service de la forme. }

} Mon travail de directrice et de metteuse en scène est de trouver en chaque individu des talents uniques.

Les membres de ma compagnie sont mes compagnons de ténacité et de persévérance. Dévoués et prêts à faire face à chaque nouvelle création. Le défi commence par une idée. Le premier jour, j’apporte mes dessins, mes poèmes, des photographies, des livres à lire, des textes d’une grande profondeur, des croquis de scénographies et de la musique. Puis viennent les discussions, les danseurs et danseuses partagent leurs propres perceptions et leurs idées. Les fondations sont jetées.

Nous improvisons pendant des semaines sur les séquences thématiques. Souvent, je suis surprise par leurs propositions, qui sont innovantes et qui, par hasard, vont dans d’autres directions, que je ne pouvais pas envisager. De la même façon que je travaillais avec Nikolais, l’élan créatif est porté par le fait de donner et de prendre, dans un but commun.

 

L.H. : Pouvez-vous évoquer vos méthodes de travail et comment se juxtaposent et se répondent vos différentes disciplines ?

C.C. : Je travaille d’abord en silence, puis je sélectionne des musiques qui font appel aux sentiments : méditative, émotionnelle, perceptive, dansante, mélancolique, mémorable, exaltante, etc. La durée des séquences en silence favorise la progression des intermèdes musicaux.

Pour placer les structures chorégraphiques, je crée des dessins sur un plateau vide, des diagonales, des lignes, des verticales–à l’arrière et en devant de scène ; un solo stationnaire dans un espace confiné, des espaces brisés en de multiples formations, des parcours sinueux ou circulaires, les entrées-sorties des coulisses. Tout cela est calculé en fonction des séquences. Les transitions sont les plus importantes dans les conceptions spatiales. Elles permettent de donner un rythme et d’améliorer la circulation entre les tableaux.

Les lumières créent l’espace entre clarté et obscurité, ce qui est primordial dans toutes mes créations. Projeter une aura lumineuse ou une faible lueur intérieure est une tâche poétique, porteuse d’émotions visibles et invisibles, comme dans un poème, créant chez l’observateur un processus de réflexion. Les répétitions sont toujours en constante évolution : il faut détricoter, retricoter, rembobiner et réessayer. Tenter, changer, remplacer les différentes séquences, les assembler. Une création est née.

Nous sommes tous réunis dans une collaboration commune : créateurs lumière, compositeurs de musique originale, danseurs, costumiers, scénographes, artistes visuels, directeurs de production et l’équipe en coulisses.

Je suis reconnaissante envers chaque artiste pour sa participation, où chacun prend des risques, fait face aux défis, en se sachant l’instrument qui permettra de placer les pièces dans un ensemble, une gestalt de complicité.

 

L.H. : Et le dessin ?

C.C. : « Je ne pense à rien quand je dessine. La main et le cœur participent à l’action spontanée des traits de pinceau. Parfois j’ai l’idée préalable de peindre quelque chose, puis dans la liberté du geste je suis toujours étonnée de voir ce qui en ressort. Parfois les dessins sont proches de ce que j’avais visualisé et d’autres fois c’est une heureuse surprise. Dessiner consiste à se vider l’esprit pour qu’advienne l’imprévu. Mes expériences m’ont guidée vers le royaume de la poésie visuelle. Les formes circulaires et mystiques qui contiennent les interminables questions sans réponse de l’humanité cherchant à percer les mystères de la vie.

Les images sont puissantes, elles n’ont pas besoin de mots. Parfois je ressens le besoin d’écrire une courte phrase, sous la forme d’un haïku, pour rendre justice à l’inspiration dessinée, ou alors je laisse simplement l’image parler d’elle-même. Dans mes poèmes, parfois les mots viennent en premier puis un dessin à l’encre vient s’y ajouter comme une éclaboussure dans la marge. Dans la danse, l’image est d’une importance primordiale.

Plus tard il m’arrive d’écrire une légende qui accompagne la trace d’encre, ou les mouvements de la chorégraphie, comme une autre manière d’exprimer les qualités perceptives, d’arrondir les angles, de donner un sens à notre existence. Mes yeux, mes mots et mon esprit sont guidés par mes rêves et les voyages imaginaires qui provoquent mes visions intérieures. Pour partager une tranche de vie avec d’autres, pour transmettre ce que je vois intérieurement. Je ne recherche jamais l’équilibre entre les mots et les images, je fais ce que je ressens intuitivement sur le moment.

Les dessins sont des squelettes du geste intérieur capturé, le mouvement de l’esprit fixé sur le papier. Un acte méditatif laissant son empreinte dans le temps, laissant la trace d’une présence consciente. Des encres dansant sur des toiles, dessinées par la respiration de la main. Je dessine ce que je ne peux danser... déposant une empreinte pour toujours sur le papier ». (4)

 

Dessin de Carolyn Carlson, encre de Chine sur papier vélin : Masters don’t die, 1994, 41,3x31,6 cm, courtesy Carolyn Carlson.
Dessin de Carolyn Carlson, encre de Chine sur papier vélin : Masters don’t die, 1994, 41,3x31,6 cm, courtesy Carolyn Carlson.

 

Dessin de Carolyn Carlson, encre de Chine sur papier vélin : The wolf looked out, 1995, 57,5 x 77cm, courtesy Carolyn Carlson et Galerie Isabelle Gounod. Sélection Master Now / Drawing Now 2020.
Dessin de Carolyn Carlson, encre de Chine sur papier vélin : The wolf looked out, 1995, 57,5 x 77cm, courtesy Carolyn Carlson et Galerie Isabelle Gounod. Sélection Master Now / Drawing Now 2020.

 

L.H.: Quand le public découvrira-t-il votre œuvre dessiné ?

C.C. : La galeriste Isabelle Gounod a choisi mes œuvres calligraphiques avec poèmes pour le Salon du dessin contemporain, Drawing Now. C’est avec un regard attentif et avisé qu’elle a fait sa sélection personnelle. Nos relations partagent le même esprit. En raison de l’annulation du salon cette année, nous prévoyons une exposition à l’automne, j’en suis très honorée.

 

L.H. : Pour conclure, vous êtes en permanence une artiste au travail...

C.C. : « Je ne pourrais pas dire pourquoi je fais tout ça : danser, enseigner, chorégraphier, écrire, dessiner... La nécessité de créer est inhérente à chaque artiste dans son épanouissement. Si l’on cherche le secret de n’importe quelle forme d’art, tout est contenu dans l’inexplicable et énigmatique amour pour son travail. Le désir de laisser une trace, chaque forme d’art est un voyage, un souvenir... Vu verticalement, c’est une profonde ascension vers le royaume du mystère. Vu horizontalement, c’est un vaste étirement du temps et de l’espace. Vu en cercle, sans commencement ni fin. Chaque forme d’art comporte une pulsion de vie. Je citerais une très belle phrase de Kandinsky : Ce que chacun voit et ressent est la preuve de la validité d’un acte. Il n’y a aucune raison de chercher à définir ce qui est éphémère, ce qui par nature est indescriptible (5). » (6)

L’Art est un langage universel partageant une myriade de formes d’expression, où chacun peut se sentir partie d’une danse cosmique, un poème stimulant l’imagination, une image révélant une pensée, une musique invitant au voyage intérieur.

Comme l’observé, l’observant tisse des fils dans sa propre tapisserie unique d’expériences collectives. Mes œuvres sont ouvertes, laissant aux spectateurs le soin de créer leurs propres histoires.

Percevoir, c’est être ému en voyant à l’intérieur de ce qui est. Seul l’Amour est l’immense énergie.

 

 

* Une femme aux multiples visages.

1. Carl Jung, Aion. Researches into the Phenomenology of the Self, Bollungen serie XX, Princetown University Press, 1959, p. 11.

2. John Daïdo Loori, « Préface » , in Audrey Yoshiko Seo, Ensõ. Zen Circles of Enlightement, Weatherhill, Boston et Londres, 2007, p. 15.

3. Extrait de Writings on water, catalogue de l’exposition, musée la Piscine, Roubaix, entretien avec Hélène de Talhouët, Actes Sud, 2017.

4, 6. Extraits de Writings on water, catalogue de l’exposition, musée la Piscine, Roubaix, entretien avec Hélène de Talhouët, Actes Sud, 2017.

5. Vassily Kandinsky, Concerning the Spiritual in Art, Dover Publications, 1912.