Par Dominique Frétard, correspondante de la section de Chorégraphie
Quelques fois, on a juste envie de se dire : mais que s’est-il passé ? Et pourquoi si vite ? Comment un seul danseur, Jérôme Bel, avec une unique pièce à laquelle il donne son nom, assertion de son engagement, réussit-il à mettre en cause le déploiement de ce qu’il est convenu d’appeler la Jeune Danse française qui apparaît, enthousiaste et décomplexée, au tout début des années 80 ? À peine installée par Jack Lang dans ses nouveaux centres chorégraphiques nationaux, qu’elle est attaquée, encore fragile, si fragile. Avec pour conséquence stupéfiante qu’elle se transforme ou disparaisse, en partie.
C’est la Rupture Bel. L’histoire d’un schisme. D’une rupture épistémologique, comme disent les philosophes. La pièce Jérôme Bel est un acte avec préméditation. Il a été posé le 1er septembre 1995, au Centre d’art contemporain du mouvement des Brigittines, à Bruxelles, puis à Paris, au Théâtre de la Bastille. Un acte fort qui cogne, car même s’il remonte à loin, près de vingt-cinq ans, les développements de cet événement travaillent toujours la danse en profondeur.
Jérôme Bel n’est pas qu’un succès. C’est une passion. On est violemment pour. Ou athée. Que son auteur soit un danseur, remarqué et remarquable, et non pas un chorégraphe, est fondamental dans cette histoire. C’est un interprète qui se charge, au-delà des discours, de tenter concrètement une remise à plat de la danse. Et qui la réussit. Après la littérature, la musique, les arts visuels, et quarante-deux ans après le livre culte de Roland Barthes, la danse tient, enfin, avec cette pièce de Jérôme Bel son « degré zéro de l’écriture ». Priorité aux idées plus qu’à leur accomplissement. Ou comment se débarrasser du corps, donc de la danse.
Cette rupture a germiné en s’appuyant sur la conjonction à la fois d’un moment historique et d’un mouvement endogène à la danse. En une sorte de jacquerie contemporaine et urbaine, des danseurs se regroupent. Officialisant leur position à Montpellier-Danse dès 1988, ils accusent les chorégraphies, dont ils sont les interprètes, d’être déconnectées du réel. A savoir le traumatisme du sida et des morts, les massacres de civils pendant la guerre en ex-Yougoslavie, ou encore la première Guerre du Golfe. Ils se sentent responsables de cette frivolité car, par leurs improvisations, ils participent de très près à l’élaboration de nombreuses créations. Une manière de travailler qui les amène à mettre sur la table, non sans colère, la question de leur statut et des œuvres. Le chorégraphe doit-il être le seul auteur cité et rémunéré pour un travail le plus souvent collectif ?
Brisant l’anonymat auquel ils sont contraints, les danseurs jettent les bases d’une révolte anti-autoritaire. Stop, disent-ils, au corps glorifié, à la vaine virtuosité. Pour penser le corps, il faut l’empêcher de danser. C’est un retournement total contre tout ce pourquoi ils ont été formés, entraînés, préparés.
C’est violent. Là où il y a du corps, l’inconscient rumine.
Solitaire par tempérament Jérôme Bel choisit le retrait et l’étude. Pour ne pas se payer de mots inutiles, il se constitue un solide bagage théorique. De Barthes à Rancière, de l’Américaine Peggy Phelan (1) à Foucault, il lit tout ce qui concerne les stratégies de la représentation théâtrale, cherchant à comprendre ce qui se passe « entre des gens vivants dans l’obscurité qui regardent des gens vivants dans la lumière ». De l’amphithéâtre grec jusqu’aux édifices actuels, il se passionne pour les architectures qui produisent de la pensée, de la démocratie ou du pouvoir, de l’ouverture ou de l’enfermement, et agissent sur la forme même des œuvres.
Jérôme Bel n’est pas un brûlot, mais une construction à combustion lente, conçue pour durer. C’est une pièce de pénombre qui met la scène et la salle à égalité d’éclairage. Tous réunis pour un rite d’initiation avec des mots neufs, des gestes neufs. C’est un premier pas vers. Une proposition sans retour possible. Des corps nus, bruts de tout érotisme, de toute idéalisation. Trois hommes et deux femmes sont prêts à se livrer à une présentation détaillée de leurs identités, à la fois sociale et sexuelle. Tout est dit de la peau, des chairs et des muscles ; des organes et des fonctions, des flux et des humeurs. Salive et urine s’écoulent. Une simple ampoule éclaire l’un, puis l’autre. Et le spectateur qui a vu les cinq protagonistes ne les a pas oubliés. Claire Haeni, Laurence Louppe, Eric Affergan, Frédéric Seguette, le complice de la première heure, et l’auteur Jérôme Bel. Seule Laurence Louppe, critique singulière, n’est pas danseuse.
C’est la pièce-manifeste. Le point zéro où tout a commencé.
Cette rupture n’est pas qu’une histoire française, elle résonne bien au-delà des frontières. Mais, à ce moment-là des années 90, elle ne pouvait probablement surgir qu’en France. La danse contemporaine aux Etats-Unis, en Allemagne, s’est constituée et fortifiée à partir de nombreuses ruptures dès le début du XX e siècle et jusque dans les années 70. En France, il y a bien eu Maurice Béjart, mais c’est loin, et c’est une sale histoire, le chorégraphe ayant dû quitter la France par manque de soutien. C’est ça que souligne la rupture Bel, la faiblesse d’une danse contemporaine française qui s’est construite sans jamais s’opposer, pas même à la toute-puissance du ballet classique, une danse sans fondations réelles. Elle pointe le ventre mou d’une filiation jamais remise en cause et qui rend si nécessaire et urgent le coup d’arrêt brutal.
Le besoin de mettre des mots sur les choses s’avère être également un acte de défiance envers le métier de chorégraphe – celui qui se perpétue avec costumes, musique et décors – vécu comme une mise en ordre trop volontariste du mouvement, l’antithèse de l’élan qui déclenche la danse. En émettant l’hypothèse qu’il faut, comme point de départ inaliénable, remettre la danse entre les mains des danseurs, la pièce Jérôme Bel fait boum. Elle vise à la tête. À l’autorité. Mission accomplie.
Tous danseurs, tous chorégraphes : la danse sera conceptuelle ou ne sera pas. Elle devient l’affaire de tous. Autour de Bel, quelques noms : Boris Charmatz, Xavier LeRoy, Eszter Salamon, Emmanuelle Hyunh, Christophe Wavelet. De 1995 à l’an 2000, le groupe se soude autour de différentes pièces et prises de parole. En 1998, Alain Buffard crée Good Boy, un solo sur le sida d’une folle inventivité. Le mouvement se développe avec les inconvénients que comporte l’entre-soi d’une danse adressée aux danseurs. Le public suit, puis se sent exclu, faute de messages clairs.
Bel, lui, remplit les salles. Le public ? Depuis le début, il l’a inclus dans ses recherches sur ce qui se joue au cours d’une représentation. Conceptuel, il ne quitte cependant jamais la danse des yeux. En 2002, il se risque à une première pièce de groupe avec de nombreux danseurs, qu’il intitule The show must go on. Elle fera date, elle aussi. Sur des airs de disco-pop des années 80, des danseurs vêtus de t-shirts et pantalons aux couleurs vives dansent façon night-club, chantent les tubes, les écouteurs sur les oreilles. Dans la salle, le public se met à bouger dans les travées. Des spectateurs veulent monter sur scène. Sur le plateau, les danseurs tombent, certains ne se relèvent pas. À la fin, ils sont tous à terre. Morts de fatigue ? Bel dit que cette pièce lui a été inspiré par le chanteur Freddie Mercury du groupe Queen, mort du sida. Succès planétaire. Le public n’y voit qu’une invitation à s’éclater. Malentendu ou contradiction mal résolue du message envoyé par l’artiste ?
Il retiendra la leçon. A n’importe quel moment, les spectateurs peuvent prendre le pouvoir sur une proposition artistique qui tente de les inclure. Dix ans passeront avant qu’il ne retourne aux pièces de groupe. « Je ne veux pas être aimé, je veux qu’on me comprenne », martèle Jérôme Bel, citant le réalisateur Fassbinder. Il va s’y employer.
Comment maintenir sur le long terme la dialectique, l’évidence paradoxale ? En l’abordant frontalement. C’est donc en acceptant une commande de l’Opéra de Paris qu’il va concevoir une méthode pour avancer. Afin d’enraciner plus sûrement la rupture qu’il porte, la perspective de ce travail lui donne l’idée d’accrocher ses interventions comme autant de contrepoids à l’histoire de la danse du XX e siècle. Le ballet classique est son premier test. Pour rester maître de son parcours, il décide alors d’un triple isolement. Pour commencer, il s’isole lui-même afin de travailler le moins possible avec les danseurs « tant il se méfie de son corps dansant quand il est en studio ». Puis dans l’histoire de la danse, il isole des styles et des personnalités qui l’intéressent, enfin, il trouve l’interprète qui sera l’unique représentant et le narrateur de ses choix.
Réduire pour aller extraire l’essentiel. Jérôme Bel prend l’option du solo. Un danseur, seul, sur l’immensité du plateau de l’Opéra Garnier, quoi de plus stimulant pour vérifier et concrétiser des hypothèses contradictoires sur le rapport scène/salle. Attentif à individualiser l’interprète, il donne à la pièce le prénom et le nom de celui ou de celle avec qui il règle l’exercice. Ainsi Véronique Doisneau énonce le quotidien d’une ballerine de l’Opéra de Paris et c’est renversant ; Pichet Klunchun and myself montre la gestuelle puissante d’un danseur traditionnel thaïlandais. Cédric Andrieux nous invite chez Merce Cunningham, Lutz Förster chez Pina Bausch...
En 2005, Jérôme Bel décide de ne plus danser. Il souhaite se consacrer uniquement à la mise en scène de danse. Une manière de dire qu’il ne se reconnaît en aucun cas chorégraphe.
À travers l’expérience des solos, il s’approche de ce qu’il cherche. Chacun est responsable de ce qu’il dit, de ce qu’il montre. Chacun signe ce qui l’engage. C’est un pacte d’égalité, d’émancipation. Et cette histoire de la danse racontée par les interprètes eux-mêmes suscite un grand intérêt. Ainsi déganguée, la danse surgit, irréductible. « C’est un filon, une mine d’or », reconnaît-il dans un entretien à France Culture. Sachant que tout filon s’épuise, il se tourne vers le théâtre. La comédienne Valérie Dréville est celle qu’il a choisie pour élaborer en 2020 le solo Danses pour une actrice. « Certaines chorégraphies du XX e siècle sont aussi éloquentes et significatives que les pages les plus accomplies de la littérature », affirme Bel.
Au milieu des années 2000, une déferlante inattendue déborde la danse conceptuelle et remet le corps au centre. Des artistes bien décidés à installer un chaos jouissif se font entendre. C’est l’arrivée tonitruante des théories du genre et des sexualités qui traversent la société. Le corps a un sexe. Le sexe est politique (2). C’est aussi l’entrée en force de tout ce que la danse contemporaine a toujours rejeté : danses de rue, de salon, de cabaret, mais aussi folklores. Le voguing, danse née chez les homosexuels des ghettos afro-américains, s’impose dans une version franco-américaine avec ses balls extravagants. Comme en témoigne en 2014 au Centre Georges Pompidou A Baroque Ball (shade), une création de Frédéric Nauczyciel conçue avec plusieurs vogueurs transgenres issus des banlieues de Baltimore et de Paris. Les marginalités arrivent au centre. Et la danse se déterritorialise.
Bel se tient à l’écart. Après The show must go on, il hésite encore à renouer avec les pièces de groupe. Il finit en 2012 par accepter, après l’avoir refusée, la proposition du Théâtre Hora de Zürich, dont les comédiens sont des handicapés. Le titre Disabled Theater (théâtre handicapé) dit à quel point ces artistes, qui expriment à chaque représentation qui ils sont par une présence scénique à cent pour cent, avaient empêché la possibilité même que Jérôme Bel puisse les mettre en scène.
C’est exactement cette présence qu’il veut désormais sur scène. En 2017, il crée Gala pour danseurs professionnels, amateurs et handicapés, autour de l’idée de la transmission du geste par imitation de celui qui le propose, idée centrale de l’apprentissage de la danse. C’est une pièce sur le partage, préparée à la table, avec peu ou pas de répétitions, afin de préserver au maximum l’indicible du geste au moment où il apparaît, évitant la tentation de « faire mieux ». Bel se méfie du Beau comme de la perfection. Il lui arrive encore de corriger quelques relâchements, mais se demande s’il ne faudrait pas plutôt les laisser s’installer et observer leur capacité à faire bouger la pièce.
Jaillissements d’applaudissements tout au long du spectacle, comme des moments de bonheur irrépressible. On n’a jamais vu ça. Bel aurait-il réussi à réduire l’irréductible de ce qui fait théâtre ? Des interprètes et des spectateurs qui, ensemble, et chacun à sa place, achèvent de donner au spectacle sa forme et sa liberté.
Rétrospectives, expositions, honneurs, il a tout eu, tout reçu. Conférences, entretiens, sa parole pèse lourd.
Le 23 septembre 2019, il annonce que « pour des raisons écologiques la compagnie R.B./Jérôme Bel ne prendra plus l’avion pour ses déplacements ». L’AFP reprend la nouvelle, le New York Times lui consacre un papier. Artiste et citoyen, il transmettra par écrans ou enverra un répétiteur. Il imagine ainsi une autre façon d’élargir à l’infini la diffusion de son travail. C’est un modèle à réinventer qui influencera forcément la création et la relation aux interprètes. Que choisira Jérôme Bel ? ■
1. The Ends of Performance (avec Jill Lane), New York University Press, 1998.
2. Quelques chorégraphes de ce mouvement : Gaëlle Bourges, Frédéric Nauczyciel, François Chaignaud, Gisèle Vienne, Cecilia Bengolea... d’autres, bien sûr.