Par Jiří Kylián, membre Associé étranger
Le chant et la danse, ces formes d’art que j’appelle « arts nus », peuvent exister sans costumes ni instruments, sans le moindre prolongement de notre corps. Ils peuvent advenir et s’accomplir n’importe où et n’importe quand. Nous naissons nus, sans qualités, et nous produisons deux actions en naissant : le mouvement et le cri. Notre premier cri est notre premier chant, notre premier mouvement instinctif notre première danse. Essentielles et primaires, ainsi se qualifient ces deux actions. Au long de notre vie nous réalisons qu’une grande part de nos mouvements n’obéit pas forcément à une quelconque rationalité. Et nous comprenons en même temps que notre comportement physique peut être travaillé et organisé en une suite de figures du corps en mouvement – la danse. La valeur de cette activité n’est pas déterminée par sa durabilité, mais bien davantage par son aspect éphémère et fugitif. Ses figures mouvantes meurent au moment même où elles sont créées, elles s’effacent comme un poème écrit dans une encre qui disparaît à mesure que nous écrivons, et elles ne survivent que dans la mémoire du corps du danseur. Elles sont toujours uniques, et ne peuvent être ni copiées ni réitérées. Le chant et la danse sont frère et sœur, mais la danse est peut-être, des deux, la plus personnelle. Il est plus facile de reconnaître quelqu’un par les yeux que par les oreilles, car la lecture visuelle que nous faisons d’autrui est basée sur la réalité, quand notre perception auditive est davantage liée à la compréhension et à l’interprétation. Cela signifie que nous pouvons être trompés beaucoup plus facilement par le déguisement d’une voix que par un déguisement physique : une voix humaine peut mentir, mais pas le langage de notre corps. C’est pourquoi tant d’incantations et de rituels en font régulièrement usage. La danse et le mouvement forment le socle de presque tous les rites du chamanisme, dont le but est de nous aider à saisir notre réalité physique et notre relation au monde spirituel, comme à renforcer les liens qui nous unissent à la communauté dont nous partageons les croyances.
Notre expression physique peut prendre une multitude de formes, représentant différents états de notre esprit ou de notre psyché. Cela a conduit à l’émergence d’un genre très spécifique : la danse professionnelle, une forme d’art organisée, cultivée et précisément codifiée. Que signifie être un danseur ou un chorégraphe professionnel ? Cela requiert avant tout d’accepter le fait que notre corps est réellement capable de produire de l’art par lui-même. Ce simple fait est déjà en soi une contradiction : comment pouvons-nous qualifier d’œuvres d’art les figures que produit notre corps, alors que nous sommes si terriblement conscients de toutes nos imperfections physiques ? Nous considérons généralement notre corps comme un « instrument » capable de produire de l’art, mais guère comme un « objet d’art » en lui-même... Sans doute, et pourtant ce sont bien les imperfections et les corruptions qui affectent notre corps qui représentent en réalité notre plus grand atout. Toutes ces déficiences, loin de nous désemparer, contribuent à notre capacité de devenir des « objets d’art ». Cela a été dit, mais je tiens à le répéter : la fragilité d’un danseur est sa plus grande force. Et bien que la plupart des danseurs soient des perfectionnistes, leur personnalité n’est pas déterminée par la perfection, mais bien plutôt par la somme des défauts et des manques auxquels ils doivent se mesurer toute leur vie.
La représentation
Dans notre vie quotidienne, nous passons beaucoup de temps à nous regarder dans un miroir et à nous poser beaucoup de questions, rationnelles ou irrationnelles. Les danseurs font cela constamment, jour après jour, comme un rituel sans fin. Cela n’a rien à voir avec le narcissisme ou la complaisance. C’est une tentative de parvenir à un accord avec ce que l’on est... et d’y consentir.
Danser devant un public est un acte très étrange, c’est le moins que l’on puisse dire, et qui peut être perçu comme un exhibitionnisme, une complaisance ou un narcissisme. Mais faire l’expérience de la danse, quand elle s’adresse à nous de sa voix la plus secrète, c’est réaliser que, loin de toute parade, elle est un acte d’introspection et d’examen de soi. Un spectacle de danse profondément ressenti a le pouvoir d’éveiller en nous une multitude d’émotions, plus qu’aucune autre forme d’art. }
Chorégraphes
Les chorégraphes créent avec les danseurs un « mouvement » destiné à « émouvoir » un public. Cette collaboration des chorégraphes avec les interprètes de leur œuvre est très inhabituelle, et certainement très différente de ce qui se passe dans toutes les autres méthodes de création. Dans le processus de fabrication de la danse, les chorégraphes utilisent le corps d’autrui pour visualiser leur imagination. Mais, s’il est vrai qu’ils mènent des « expériences sur des êtres humains vivants », il ne l’est pas moins qu’ils déploient beaucoup de temps et d’énergie à tenter de comprendre comment fonctionnent le corps, l’esprit et les émotions de ces êtres humains vivants.
Cela requiert une grande sensibilité de la part des deux parties – danseurs et chorégraphes – et une volonté partagée de contribuer librement au résultat final. Après avoir accumulé toute l’information nécessaire, le danseur devient un messager liant le chorégraphe et le spectateur. Et avec un peu de chance cet effort aura pour résultat un échange profitable à tous les participants.
Ce processus de création est fortement influencé par deux facteurs : le danseur et le chorégraphe doivent élaborer leur création à l’intérieur d’un emploi du temps très étroit et discipliné, ce qui signifie qu’ils doivent être « inspirés » à l’intérieur d’un temps et d’un espace spécifiques. Cela entraîne une pression, et en réalité toute chorégraphie est créée sous pression. D’autre part, le processus de création n’a pas lieu dans l’intimité du chorégraphe, mais dans une salle de répétition remplie de danseurs, d’assistants et d’observateurs.
D’autres artistes peuvent créer leur œuvre dans la solitude, dans la seule compagnie d’un crayon, d’un papier, d’un pinceau, d’une toile ou d’un bloc de marbre. Leur œuvre est entièrement de leur fait. Alors que la création de la danse n’a pas lieu dans la tête du chorégraphe ou le corps du danseur, mais dans l’espace et le temps de leur rencontre, l’espace et le temps entre eux. Hors de cette équation, toute tentative est promise à l’échec.
Danseurs
Dans le triangle « chorégraphe-danseur-spectateur », seul le danseur est connecté aux deux autres composantes : le chorégraphe et le public. Il est un messager entre les deux. Il a besoin de toute l’information et de la confiance nécessaires pour être capable de produire quelque chose en quoi il puisse croire, quelque chose qui touche sa sensibilité et, par voie de conséquence, celle du spectateur. Le choix de devenir danseur déploie des forces opposées : d’une part la profusion de l’énergie physique, de l’autre la grande inquiétude et la peur de s’exposer physiquement – la conscience de la brièveté et de l’intensité de l’espérance de vie comme danseur au faîte de ses moyens pouvant ajouter à l’anxiété. Les danseurs vivent et fonctionnent sous pression. Leur expérience professionnelle est affectée par le processus compliqué et souvent difficile de l’acceptation de soi. Ils passent un temps considérable à tenter de s’accommoder de leur apparence physique, de leurs erreurs et de leurs insuffisances. Mais bien qu’ils puissent se sentir emprisonnés dans leur corps, la danse leur donne la possibilité de s’en évader et de communiquer avec ce qui les entoure d’une manière profondément humaine et quelquefois originale.
À propos des spectateurs
Les spectateurs ne sont directement connectés qu’aux danseurs. La confrontation avec la danse a un impact très direct. Notre réaction, négative ou positive, est en général immédiate et spontanée. Bien que la danse puisse sembler constituer le contrepoint à notre univers intellectuel, elle en est en réalité le jumeau siamois, et devrait être acceptée, respectée et cultivée comme telle. Et peu importe la manière dont nous la voyons ou dont nous l’apprécions : elle nous accompagne tout le long de notre vie, du ventre de la mère à la tombe. La vie est le mouvement et le mouvement est la vie – la vie est danse. Qui a le pouvoir de nous fortifier, de nous donner espoir, courage et inspiration.
Ce que tout cela signifie pour moi
La danse dans sa forme traditionnelle n’utilise pas les mots, mais elle possède certainement la capacité de transmettre des messages dont les autres formes d’art sont incapables. Comparée au langage, la danse a des possibilités d’expression illimitées. Une langue sophistiquée peut disposer de quelques milliers de mots, mais n’en avoir qu’un seul pour quelque chose d’aussi complexe et inexplicable que l’amour, par exemple. La danse n’est jamais aussi explicite que le langage, mais elle possède un vocabulaire d’une richesse illimitée, capable d’exprimer des nuances émotionnelles pour lesquelles il n’y a de mots dans aucune des 6900 langues parlées aujourd’hui. La danse peut transmettre des sensations, des relations complexes ou des situations dramatiques en un raccourci. On peut comparer sa brièveté, sa vitesse et sa légèreté à la poésie, en particulier aux courts poèmes venus d’Asie, capables de capturer en très peu de mots une pensée philosophique ou une émotion complexe. Ou encore à l’art de la calligraphie, qui est comme elle le témoignage unique d’un moment de la vie de l’artiste, et ne peut jamais être répété.
J’essaie ici de décrire la danse en utilisant des mots... mais les mots me manquent. Pas seulement parce que je le fais dans une langue que j’ai apprise tardivement, mais parce qu’ils échouent à satisfaire mon besoin d’exprimer pleinement ce que je sens. Ce n’est tout simplement pas possible... !
Nous ne devons pas perdre contact avec notre être physique : bien que je voie notre existence comme une simple comédie des erreurs, je reste un optimiste parce que je crois que notre être physique nous donne l’opportunité de nous emmener plus près des racines de notre existence. Il nous ouvre la porte de l’imagination, et nous permet de rire et de pleurer de nos défaillances, de nos défauts, de notre insignifiance.
J’entendais quelqu’un, il y a peu, parler de l’art de la danse. Il parlait de fabriquer un pas, puis un autre, puis d’apprendre le tout et de voir comment ce tout avait ou non un sens. C’est certainement vrai, mais ce n’est pas aussi simple. Il y a beaucoup d’expérience, de psychologie, et tout simplement beaucoup de vie quand nous fabriquons un pas, aussi abstrait ou illustratif soit-il. Chaque pas que nous fabriquons reflète inévitablement ce que nous sommes.
La danse n’est pas seulement une activité visuelle ou esthétique, c’est une expérience émotionnelle. Nous sommes des créatures émotionnelles, que cela nous plaise ou pas, que nous l’admettions ou pas. Nous vivons nos vies, et toute notre production artistique en est un reflet. Que ce soit la peinture, la sculpture, la musique, la littérature, la poésie ou la danse.
Nietzsche écrit : « Je croirais en un Dieu qui pourrait danser » – et il me semble que je le comprends très bien... Mais je réalise que j’ai passé beaucoup de temps assis sur une chaise à écrire cet article sur la danse, au lieu de bouger et de danser, comme nous le devrions tous ! ■