Par Bernard Perrine, correspondant de la section de Photographie
« La photographie de danse a mauvaise presse » clame Jean-François Chevrier, en 1985, dans la revue Photographies (1). C’est peut-être à cause de l’antinomie entre danse et photographie : « L’une étant l’art du mouvement qui se développe dans l’espace et dans le temps s’évanouissant à peine créé, l’autre, saisissant un instant hors de la durée pour l’inscrire sur un support ». Pourtant, comme le remarque Dominique Fourcade, « quand la danse moderne est arrivée, son alter ego (la photographie) l’attendait pour la signifier... » Malgré cela, malgré les nombreux essais qui viennent théoriser leurs rapports, la photographie de danse n’occupe aucun chapitre dans les nombreuses histoires consacrées à la photographie, bien qu’il soit plus aisé d’énumérer les photographes qui n’ont pas croisé la chorégraphie ou la danse, que l’inverse (voir page 45).
En effet, du photojournalisme au portrait, de la photographie scientifique à la photographie de mode, chorégraphie et danse ont traversé toutes les pratiques de la photographie et tous ses courants esthétiques. Toutefois, pour de multiples raisons, ses usages les plus fréquents la cantonnent à ce que l’on a coutume de désigner comme de la « photo appliquée ». Celle qui est au service de la promotion du « spectacle », celle qui est utilisée pour l’illustration. Celle qui permet aux danseuses et aux danseurs de se voir danser, aux chorégraphes de voir ou de vérifier leurs chorégraphies... Une reproduction mécanisée où images fixes, vidéos, films sont devenus des outils critiques qui ont, au fil de l’évolution des technologies, intégré les processus de création. Malgré la toile de fond ou le décor, on est dans le reportage. Pour l’un ce sera le geste qui primera, pour l’autre la séquence, pour le troisième la lumière ou l’esthétique. On est dans le domaine de la « belle » photographie, celle qui illustrera la plupart des « beaux livres » sur la danse comme The Fugitive Gesture : Masterpieces of Dance Photography de William A. Ewing...
Elle peut aussi, d’une certaine manière, mesurer l’antinomie entre danse et photographie, art du mouvement qui se développe dans l’espace et le temps pour « s’évanouir à peine créé » quand l’autre vient sublimer son dynamisme et son rythme tout en étant incapable de retransmettre un continuum de nuances.
L’acte de photographier arrêterait la danse mais ne serait pas la danse ; « des photos prises et non des photos faites » comme le déplore le photographe Pierre Corratgé à propos de sa série sur Carolyn Carlson. Entre arrêt sur image et image arrêtée, sommes-nous alors dans L’Impossible image (2) évoquée par Michelle Debat dans un ouvrage où elle développe un projet esthétique à partir duquel la photographie est utilisée comme un objet conceptuel permettant d’interroger la danse et, en retour, de réfléchir sur ces deux arts de l’éphémère qui « inventent des graphies dont le temps est simultanément le sujet et le matériau d’une image de “l’évanoui” » ? Une dialectique s’instaure alors autour de cette trilogie des arts de « l’impossible image » : photographie, danse, chorégraphie.
Cependant, ceux qui ont eu l’occasion d’assister à une séance photo d’un spectacle de danse (ou autre)... ou à la conférence de presse d’un homme politique, ont pu observer, ou plutôt entendre, que les crépitements engendrés par les déclencheurs des appareils photo s’effectuaient de manière quasi synchrone, sur un geste, un mouvement de tête, de la main ou d’un regard.
Serait-ce ce « moment juste » dont parle Charlotte Rudolph dans La photographie de la danse (3) lorsque Mary Wigman affirme que « seule Charlotte Rudolph a saisi le sens de sa danse » ? Ce serait plutôt l’opposé car la photographe essaye justement de montrer ces moments transitoires comme passages de la défaillance (« Übergangstmoment »), ce qui dans la danse est « mourant », pour reprendre le terme de Dominique Fourcade. } } Yvonne Rainer, cataloguée comme la chorégraphe postmoderne la plus iconoclaste, bannira ces points forts, ces tensions, ces acmés paroxystiques, en promouvant une chorégraphie de transition, une « anti-photographie » qu’elle tentera dans Trio A en 1966 : « Neutraliser la disposition émotive du spectateur revient à désamorcer le déclic (photographique) qui peut s’opérer chez le regardeur, lorsqu’il devient sujet d’une expérience qui le saisit ».
À l›inverse, pour Barbara Morgan, photographe de Martha Graham, « chaque danse a ses pics d’intensité émotionnelle, moments où la danse « parle » au public. Ce sont des moments où la forme de la danse est dans le plus proche unisson avec la compulsion originelle qui lui a donné naissance (...). La photographie de danse traite des moments nets d’action expressive » (4). Pour Barbara Morgan, ce sont ces instants que la mémoire retient, donc ce sont eux que la photographie doit enregistrer pour les transmettre.
Paradoxalement d’ailleurs, Yvonne Rainer empruntera à cette mémoire en intégrant dans ses créations des gestes découverts sur des photographies. Une pratique couramment utilisée dans les années 1960, notamment par Steve Paxton pour le Judson Danse Theater. Elle ira même jusqu’à dépasser la simple reproduction de photographies de danse pour intégrer des photographies de scènes quotidiennes, de gestes sportifs, de sauts ou toutes sortes de thèmes hétéroclites laissés à l’inspiration du danseur qui devient ainsi chorégraphe par procuration. Ils donnent à la photographie une « dimension performative » tout en posant la question de son statut. De mémoire, l’image photographique devient « index », empreinte, voire emprunt, un « ça a été » selon la logique Barthienne. Quand le photographe ne devient pas lui-même danseur ou, cela s’est vu, que le danseur s’improvise photographe ! Si Henri Cartier-Bresson a photographié les Danses à Bali, Joseph Morder, se référant à sa façon de photographier, définit l’acte comme une sorte de danse, pour ne pas dire de transe. C’est une très belle gestuelle décrite par Julie Perrin (5) : « Le geste du photographe même : corps tendu par la concentration du regard, corps soudain en arrêt face à l’objet de sa photographie imaginaire, corps replié vers un détail à atteindre, errance à la recherche d’un sujet à saisir... Des pauses qui viennent surligner une chorégraphie du regard ». Tout comme celles de Hans Namuth photographiant Jackson Pollock, décrites par Rosalind Krauss (6).
Si à travers ses publications, ses expositions, ses projections et maintenant ses festivals (7), la photographie donne une image sublimée de la danse, c’est semble-t-il parce qu’elle vient exercer, comme le montrent les recherches d’Isabelle Waternaux, une déconnection entre les gestes et les mouvements de la danse et la construction symbolique d’une œuvre. Une pseudo-reconstitution qui génère un autre réel en studio où, comme le relate Laurence Louppe (8), « les dispositifs photographique et chorégraphique se construisent l’un par l’autre » pour donner naissance à une improvisation effaçant la référence au spectacle pour former une sorte de « portrait en mouvement ».
Ces créations amènent d’ailleurs à se poser la question de ce que disent de la danse ces photographies qui ne sont pas strictement des photographies « dites de danse ». Ou, pour le dire autrement, « comment la danse fait-elle image » ?
Si, comme nous l’avons mentionné, les photographies de Charlotte Rodolf sont fidèles et utiles à l’histoire de la danse, pour l’histoire de la photographie, elles ne dépassent pas le simple intérêt documentaire, ce sont des images des danses et non pas de la danse.
Enfin, comme le souligne Samantha Marenzi dans son analyse de The Art of Danse (9) dans Photographies 1, il ne faudrait pas passer sous silence le fait qu’associée à la danse, la photographie assure une certaine transmission des pratiques, principalement dans les évolutions contemporaines, Mais dans le même temps, elle fait remarquer que la photographie en a profité pour s’afficher dans la sphère de l’Art aux côtés de « l’Olympe de la figuration ». Cependant, quand, en 1916 et 1920, Arnold Genthe publie The Book of the Dance, un ensemble de quatre-vingt-douze photographies de danse dans le style pictorialiste, on est loin d’un simple remplacement des illustrations dessinées par des images mécaniques. Car la photographie « agrandit l’éventail des possibles en matière d’enregistrement visuel des phénomènes éphémères et ouvre un dialogue fécond avec les arts du mouvement qui gagnent une nouvelle place dans la modernité » . ■
1. Photographies n°7, mai 1985. Dossier Images de la danse : Loïe Fuller, Mary Wigman, Oskar Schlemmer.
2. L’Impossible image : photographie-danse-chorégraphie. Lettre Volée, 2019
3. Charlotte Rudolph (1896-1983), La photographie de danse, trad. inédite d’Axelle Locatelli de Tanzphotographie in Schrifttanz, Deutsche Gesellschaft für Schrifttanz, mai 1929.
4. Barbara Morgan (1900-1992), Martha Graham : sixteen dances in photographs, Duell, Sloan and Pearce, New York, 1941.
5. Julie Perrin, Le chorégraphique traversé par la photographie. À propos du temps dans la composition : Rainer, Paxton et Charmatz in Ligeia dossiers sur l’art.
6. Rosalind Krauss in Le photographique: pour une théorie des écarts Éditions Macula, 1990, p. 92.
7. « Mouvement (capturé) » Biennale internationale de la photographie de danse de Limoges. « Dancing Machines », Frac Franche-Comté, qui devait se dérouler du 2 février-26 avril 2020, prolongée jusqu’au 16 août 2020.
8. Laurence Louppe, Poétique de la danse contemporaine. Éditions Contredanse, Bruxelles, 2000.
9. Isadora Duncan, The Art of Danse. New York Theatre Art ,1928, with reproductions of original drawings by Leon Bask, Antoine Bourdelle, Jose Clara, Maurice Denis Van Deering Perrine, Auguste Rodin, Dunoyer de Segonzac and with photographs by Arnold Genthe and Edward Steichen.
... la photographie saisie par la danse
Pour des raisons techniques, la photographie, à ses débuts, était incapable de capter le mouvement jusqu’à ce qu’apparaissent les chronophotographies géométriques d’Étienne-Jules Marey réduisant les corps à des lignes ondulantes rejoignant, en quelque sorte, la « danse des bâtons » d’Oskar Schlemmer ou le film de William Forsythe. Tandis que Nadar proposait au mime Charles Debureau en 1854 de poser pour des « têtes d’expression », le studio fondé par Charles Reutlinger en1845 immortalisa dans la deuxième moitié du XIX e siècle toutes les célébrités du monde de la danse, de Loïe Fuller à Cléo de Mérode, la Belle Otero, Liane de Pougy... et Colette, danseuse au Moulin Rouge. Il fut vite concurrencé par l’ouverture d’autres studios comme ceux d’Alinari, Appert, Benque, Carjat, Liébert, Meyer & Pierson, Pierre Petit, Thouvenel... et, dès 1862, Eugène Disderi fit poser des danseuses classiques.
Parallèlement, si de nombreux artistes comme Matisse, Rodin, Picasso... ou Andy Warhol, reprenant la fameuse photographie de Martha Graham prise par Barbara Morgan en 1940, se passionnèrent pour la danse, seul Degas s’initia à la pratique de la photographie au collodion et photographia assidument la danse.
Comme Hugo Erfurth, portraitiste le plus célèbre de Dresde, Arnold Genthe et Edward Steichen (Isadora Duncan sur l’Acropole), Mary Wigman contribua à transmettre, par extension, la mémoire d’une certaine culture visuelle de la danse.
Pour Man Ray et surtout pour Brassaï, la danse fut un thème récurrent. De La Danseuse de Diaghilev (1930) au Couple du Bal Nègre et à L’École de danse de l’Opéra (1953), l’auteur des Graffitis s’affiche en contre-exemple, comme le photographe de la lenteur : celle de la matière vivante animée d’une impulsion vers la statuaire. Beaucoup d’autres photographes, que l’on ne pourra pas citer, lieront leur nom à ces célébrités. Tels Adolf de Meyer et Eugène Druet avec Nijinski (1910,) Henri Manuel avec Mistinguett vers1912, Nicholas Muray avec Ruth Saint Denis en 1914. Alvin Langdon Coburn avec Michio Ito vers 1916, Edward Weston avec son Fantastic Dancer de 1921, André Kertész avec son Satiric dancer de 1926 ou, la même année, Man Ray avec Serge Lifar. George Hoyningen-Huene avec Joséphine Baker (1929), Albert Renger-Patzsch avec Mary Wigman (1931), Babara Morgan avec Martha Graham en 1941 (1), George Platt Lynes avec ses « portraits de danse » de Katharine Hepburn et Gloria Swanson au milieu des années 1940, Serge Lido qui a « idéalisé » la danse de Serge Lifar et tout le néo-classique français au long des années 1940. Philippe Halsmann et ses « breaking bounds » avec Merce Cunningham bondissant à côté de Martha Graham assise sur une chaise (1947), Marc Riboud avec Jean Babilée (1952), Roger Pic avec Béjart et le ballet de l’Opéra dans les années 1960, William Klein avec Kazuo Ôno en 1961, Cecil Beaton avec Rudolf Noureev en 1966, Annie Leibovitz avec Mikhail Baryshnikov, Jean-Paul Goude avec Mia Farrow en 2008, Robert Doisneau avec Le ballet contre l’Opéra pour illustrer un numéro spécial du Point en 1956, Lord Snowdon avec Rudolf Noureev pour Life magazine en janvier 1965 et Richard Avedon avec le même Noureev dans les années 1960, avec Margot Fonteyn et Martha Graham (1967), Merce Cunningham et John Cage (1960), Gilles Tapie avec Sylvie Guillem au long des années 1980, Jeanloup Sieff avec Carolyn Carlson en 1974 ... Gérard Uféras pour l’ensemble de ses reportages sur les grandes Maisons de danse européennes ou Jack Mitchell avec Alvin Ailey et l’American Theater (1961-1994)...
1. Barbara Morgan (1900-1992), Martha Graham : sixteen dances in photographs, Duell, Sloan and Pearce, New York, 1941.