Par Thierry Groensteen, historien et théoricien de la bande dessinée, directeur d'ouvrage du Bouquin de la bande dessinée, dictionnaire esthétique et thématique (Éd. Robert Laffont 2021)
Empêché de devenir peintre en raison d’une maladie oculaire, le genevois Rodolphe Töpffer mena une triple carrière de pédagogue, d’écrivain et de dessinateur. On lui doit non seulement la publication des premiers albums de bande dessinée, dans les années 1830 et 40 (Histoire de M. Jabot, Les Amours de M. Vieux Bois, Le Docteur Festus...), mais aussi un ensemble de textes dans lesquels il théorisa son « invention ». La bande dessinée est pour lui une nouvelle forme de littérature, qui, quoique d’une « nature mixte », « parle directement aux yeux ». Elle est appelée à se développer, et susceptible de « donner des livres, des drames, des poèmes... »
Cette prédiction ne se réalisera pas tout de suite, même si, au sein d’une production encore quantitativement réduite, on put constater dès le XIX e siècle que ce nouveau média faisait droit à la parodie d’œuvres littéraires (Cham), au récit de voyage picaresque (Töpffer, Petit, Liquier, Christophe), et même au pamphlet politique (Doré, Nadar).
C’est au cours de la Belle Époque que commencent à se multiplier, non seulement les dessinateurs humoristes qui s’essaient à ce que l’on est encore bien loin d’appeler le « neuvième art », mais aussi les supports de publication. Aux côtés de l’album prennent place les estampes populaires, les « illustrés » pour la jeunesse et la famille, mais également les revues littéraires, artistiques ou satiriques (La Caricature, Le Rire, Le Courrier Français, Le Pêle-Mêle...) et les suppléments de la presse quotidienne.
Après la Première Guerre mondiale, les histoires dessinées adoptent de plus en plus la forme du feuilleton publié par livraison dans un magazine. Aux quelques héros récurrents nés dans les premières années du siècle (Bécassine, Les Pieds Nickelés, L’Espiègle Lili) s’en ajoutent peu à peu quantité d’autres, qui, lorsqu’ils atteignent un certain niveau de popularité, voient leurs aventures reprises en albums. Les Zig et Puce d’Alain Saint-Ogan précèdent de peu le Tintin d’Hergé. C’est ainsi que le phénomène de la série devient la règle et que la bande dessinée entre dans une ère que l’on pourrait qualifier d’industrielle. Le public adulte est déserté, la production s’orientant quasi exclusivement vers la jeunesse, au point que certains en viendront à considérer le genre comme intrinsèquement infantile. Pourtant les éducateurs se montrent très hostiles à l’égard d’un langage qui semble placer le texte dans une position subalterne par rapport à l’image.
La presse illustrée s’internationalise à partir du lancement du Journal de Mickey en 1934, les petits Français découvrant alors tous les grands héros du comic strip américain, de Tarzan à Flash Gordon en passant par Popeye.
Après 1945 s’ouvre une période dominée par de grandes aventures de presse, qu’incarnent des hebdomadaires de qualité comme Tintin et Spirou en Belgique, Vaillant puis Pilote en France. Le grand public et les classes populaires lisent toutefois plutôt les « petits formats », désignés aussi comme illustrés « de gare », ou les bandes qui paraissent dans la presse quotidienne (France-Soir, L’Humanité).
La reconquête du lectorat adulte s’effectue progressivement à partir du milieu des années 1960, alors que débute par ailleurs, à l’initiative de cercles « bédéphiles » militants, le procès en légitimation culturelle de la bande dessinée. Au cours de la décennie suivante, des titres comme L’Écho des savanes, Métal hurlant ou (À Suivre) incarnent diversement la maturation d’un genre qui s’affranchit de toutes les règles qui le corsetaient et manifeste de nouvelles ambitions. La scène française connaît un âge d’or, grâce à des créateurs exceptionnels comme Goscinny et Uderzo, Mœbius, Druillet, Reiser, Gotlib, Forest, Tardi, Bilal et bien d’autres. Claire Bretécher est alors l’une des rares femmes à s’imposer dans une corporation presque exclusivement masculine. Jusque-là considéré comme un simple collaborateur, un fournisseur d’idées (souvent non crédité), le scénariste accède enfin au statut de coauteur, à parité avec le dessinateur.
Aux côtés des grandes sociétés « historiques » (Dargaud, Dupuis, Casterman...), de nouvelles maisons d’édition se créent, comme celles que fondent le grenoblois Jacques Glénat et le parisien Guy Delcourt. Le nombre d’albums, qui n’était que de quelques centaines par an, commence à augmenter de manière exponentielle. Alors que les titres de presse déclinent ou disparaissent, les années 1980 voient le livre s’installer comme support de référence. Mais c’est sous l’impulsion des éditeurs dits alternatifs de la génération suivante (L’Association, Cornélius, Les Requins marteaux, etc.) que la bande dessinée, qui bénéficie déjà d’un réseau assez dense de librairies spécialisées, partira à la conquête des librairies généralistes et réussira à s’y imposer, en usant du concept de roman graphique comme d’une arme stratégique.
Le triomphe de Persepolis, de Marjane Satrapi, publié en quatre volumes, entre 2000 et 2003, à l’Association, cristallise les évolutions de la bande dessinée. Il donne une visibilité considérable à l’édition indépendante, moteur du renouvellement de la création. C’est un ouvrage signé par une femme, d’origine iranienne. Articulant histoire personnelle de l’autrice et Histoire « avec sa grande hache », il relève du témoignage et de l’intime. La bande dessinée est bel et bien entrée dans une nouvelle ère.
Dé-ghettoïsation, diversification, internationalisation, féminisation et artification sont sans doute les termes qui résument le mieux les différents phénomènes ayant façonné la scène contemporaine. Reprenons-les un à un.
Dé-ghettoïsation : la bande dessinée est sortie du giron de l’édition spécialisée, la plupart des groupes littéraires – à commencer par Gallimard et Actes Sud – ayant ouvert des collections dédiées. Monsieur Toussaint Louverture et Allary éditions se sont récemment taillés d’énormes succès avec Moi, ce que j’aime c’est les monstres, d’Emil Ferris, et L’Arabe du futur, de Riad Sattouf.
Diversification : la prédiction de Töpffer est désormais pleinement accomplie, il existe des bandes dessinées dans tous les styles et tous les formats, sur tous les sujets et pour tous les publics. L’essai, l’autobiographie, le reportage, la vulgarisation scientifique ont droit de cité au même titre que l’humour ou les déclinaisons traditionnelles de la littérature d’évasion. XXI et la Revue dessinée, les collections « Petite Bédéthèque des savoirs » (au Lombard) et « Sociorama » (chez Casterman) ont été des jalons importants dans l’expansion de la bande dessinée du côté de la non-fiction.
Internationalisation : la France est le pays qui traduit le plus grand nombre de bandes dessinées étrangères, les mangas japonais représentant à eux seuls environ 30 % du marché en nombre de titres.
Féminisation : estimées à 5 ou 6 % de la profession il y a une petite vingtaine d’années, les femmes représentent désormais sans doute près de 30 % des créateurs. Les maisons d’édition emploient aussi de plus en plus d’éditrices. Dans les formations spécialisées, les filles sont devenues majoritaires.
Artification, enfin. La sociologue Nathalie Heinich a appliqué ce néologisme à la bande dessinée pour signifier son accession à la dignité d’art. De plus en plus, la bande dessinée est assimilée à un « format » de l’art contemporain, au même titre que la performance, la vidéo ou l’installation. Certains auteurs mènent désormais une double carrière, comme auteurs de livres et comme créateurs de gallery comics ou d’œuvres de grands format (peintures, sérigraphies) destinés au marché de l’art (en France : Bilal, Gerner, Blanquet, Loustal, Killoffer, Hyman ou de Crécy, notamment). Ils y sont encouragés par des galeristes (hier Christian Desbois, aujourd’hui Anne Barrault ou Huberty & Breyne), des salons (Drawing Now), des éditeurs d’estampes (MEL Publishers). L’élection de Catherine Meurisse au sein de la section peinture de l’Académie des beaux-arts représente une consécration sans précédent pour un(e) artiste issu(e) du neuvième art.
Avec les livres de jeunesse et les livres de « développement personnel », les bandes dessinées représentent l’un des rares secteurs en progression constante, qui permettent au monde de l’édition de sauver la face dans une époque où la lecture recule. La bande dessinée n’a sans doute jamais été autant lue, cependant l’offre a augmenté dans des proportions encore plus fortes que la demande, de sorte que la bonne santé économique du secteur est en partie un trompe-l’œil : beaucoup de livres ne trouvent pas leur public, beaucoup d’auteurs et d’autrices peinent à vivre de ce métier. La recherche de nouvelles équations économiques permettant une meilleure distribution des richesses produites est devenue un enjeu de première importance pour un domaine de la création dont tous les autres voyants sont au vert. ■