Par Francis Rambert, correspondant de l'Académie des beaux-arts (section d’Architecture)
Dans une ville hyperdense comme le Paris haussmannien, référence mondiale en matière de densité, il fallait faire œuvre de légèreté. Eiffel l’a fait. Icône de l’architecture métallique, la tour Eiffel s’impose comme une prouesse autant technique qu’esthétique. Sa mise en valeur fut un défi dès son apparition sur la scène à la fin du XIXe siècle. Dès lors, on ne parlera pas d’éclairage mais de mise en lumière, comme on le dirait d’une mise en scène. Dans l’espace urbain, le paysage parisien en l’occurrence.
Il est loin le temps des becs de gaz qui assurèrent son illumination le jour de l’Exposition universelle de 1889 à l’époque où elle est apparue au public dans sa tenue rouge. Car on ne saurait discuter sur « la peau » tant on ne voit que l’ossature. C’est une tour sans réelle façade. Puis, à l’occasion de l’Exposition universelle, marqueur de la Belle époque avec le millésime 1900, la Fée électricité a accéléré la mue s’attachant à souligner au passage l’ornementation. Une tour qui sera bombardée pendant des décennies par des canons à lumière venant de fosses du Champ de Mars. Un éclairage tout en puissance.
Il faudra attendre quatre-vingt cinq ans pour voir l’édifice autrement. La tour Eiffel, objet de tous les regards, va se montrer sous un autre jour dans la nuit du 31 décembre 1985. Grâce au dispositif de lampes à sodium, mis au point par l’ingénieur éclairagiste Pierre Bideau, le public assiste à la révélation de la finesse d’une dentelle de fer. Car l’éclairage modernisé vient de l’intérieur, rendant ainsi hommage au jeu structurel d’une belle architecture. Disparu au printemps 2021, ce concepteur-lumière a montré l’importance de mettre en valeur l’âme d’un bâtiment, dépassant ainsi le seul usage de la technique. On peut alors parler d’un éclairage architectural. À l’inverse de l’Empire State Building, icône de Manhattan, qui s’attache à mettre en lumière seulement la tête du gratte-ciel – récemment aux couleurs de la France pour l’entrée de Joséphine Baker au Panthéon –, la tour Eiffel laisse tout son corps s’exprimer, ne faisant dès lors aucun mystère du génie de son auteur.
À la même époque, à quelques encablures de la tour Eiffel, c’est aussi par l’intérieur que la lumière révèle l’architecture. Avec « Irréversibles lumières » en 1987, l’artiste Yann Kersalé s’est finement infiltré dans le Grand Palais, autre édifice de métal, pour en révéler la structure et la beauté de la voûte de verre à l’aide d’une couleur froide enchanteresse ; il y a un bleu Kersalé comme il y a un bleu Klein. Il s’en servira plus tard pour mettre en valeur un patrimoine portuaire à Saint Nazaire, instituant la « Nuit des Docks » en 1991.
La nouvelle mise en lumière de la Tour s’est accompagnée, au tournant du XXIe siècle, d’un spectacle inédit : le scintillement de l’édifice sur toute sa hauteur. Pas moins de 20 000 lampes à éclat auront été nécessaires pour assurer ce type d’événement très cinématographique. Cette séquence qui, pour le coup, fait disparaître l’architecture derrière l’effet pétillant, s’accompagne de la giration d’un phare au sommet qui signale la Tour jusqu’à quatre-vingt kilomètres. Il faut se souvenir que la statue de la Liberté, œuvre symbolique de Bartholdi construite en 1885 à l’entrée du port de New York, était également équipée d’un phare balayant la mer.
Icône assurément, la tour Eiffel est porteuse de messages. Publicitaire, dans un premier temps, lorsqu’en 1925, autre marqueur de l’Art déco cette fois, elle fut le support de la marque aux chevrons. Les lettres de Citroën furent alors suspendues aux structures jusqu’en 1936, à l’aube de l’Exposition universelle de 37 qui, sur le thème art et technique, donnera notamment naissance au nouveau Palais du Trocadéro dont la conception architecturale et urbanistique créera un vide entre ses deux ailes, espace public qui assure une relation exceptionnelle avec la tour Eiffel, lieu de tous les selfies aujourd’hui.
Aujourd’hui, plus métropolitaine que jamais, la Tour vit aux heures des grands événements, festifs comme tragiques. Elle est ainsi le support de la joie, pour des évènements sportifs notamment, mais aussi chaque14 juillet, le feu d’artifice se plaisant à l’embraser dans un spectacle pyrotechnique thématisé. Elle sait également se montrer solidaire pour des causes humanitaires ou pour partager la peine. On se souvient du soir, où elle est restée dans le noir pour dénoncer l’horreur des attaques terroristes qui avaient ciblé la jeunesse.
En matière de message, celui lancé depuis Ground Zero après le 11 septembre 2001 restera dans les mémoires. Après l’effroyable destruction des tours du World Trade Center que le monde entier a suivi en direct, deux faisceaux surpuissants ont surgi un soir pour témoigner de l’horreur survenue aux twins qui étaient l’icône d’un New York à jamais meurtri. Présence de l’absence que cette évocation lumineuse XXL.
La mise en lumière des monuments est un sujet qui interroge la technique mais aussi la manière de raconter une histoire. La place de la Bourse à Bordeaux, si bien dessinée par Ange-Jacques Gabriel, s’inscrit dans ce type de narration sur le thème de l’élégance urbaine. Et, s’agissant de l’intervention artistique de James Turrell sur le pont du Gard en 2000, l’œuvre tout en variation chromatique révèle à sa manière une pièce exceptionnelle de l’Antiquité offrant une autre lecture d’une infrastructure devenue une architecture.
Plus récemment, la tour Agbar conçue par Jean Nouvel dans un esprit de pixellisation sur l’une des places les plus stratégiques de Barcelone est aussi le théâtre de jeux de lumière la nuit. Il est ainsi arrivé qu’elle s’habille de rouge, en harmonie avec la Sagrada Familia, pour aider à la lutte contre la myopathie, ou que, lors d’une victoire du Barça en Ligue des Champions, la tour revête les couleurs blaugrana du célèbre club catalan.
Dans un tout autre contexte, le pont Erasmus à Rotterdam, œuvre de Ben van Berkel, bénéficie lui aussi d’une mise en lumière mettant en valeur le dessin d’une architecture qui, là sur la Meuse, ne joue pas avec la dentelle mais comme une harpe dans le paysage du Nord.