Par Pascal Ory, historien, membre de l’Académie française
Auteur de 1889. L’Expo universelle (1989, Éd. Complexe)
C’est une affaire entendue : la tour Eiffel est une prouesse technique et certains y ont vu – assez imprudemment – le Waterloo des architectes ou, si l’on veut, l’Austerlitz des ingénieurs ; elle est devenue le signe de Paris, voire de la France, et les écrivains comme les artistes l’ont rêvée, métamorphosée, sublimée. À force de se projeter et de la projeter dans l’avenir on a cependant oublié la fonction que les organisateurs de l’Exposition universelle de 1889, pour laquelle elle fut construite, lui avaient assignée : celle d’une arche triomphale, à la gloire du nouveau régime, à la gloire de la République française, démocratique et aussi – caractéristique distinctive – laïque.
Son emplacement de 1889 – oublié dès la fermeture de l’Expo – disait pourtant tout. La Tour était située sur un itinéraire stratégique du périmètre officiel, dans l’axe du principal bâtiment de l’Exposition précédente, le Palais du Trocadéro, conçu en 1878 comme la première grande architecture vouée à ce qu’on appellera au siècle suivant la « démocratisation culturelle » : deux ailes de musées et une grande salle de spectacles et concerts populaires. Tout au long de l’Exposition une part considérable des millions de visiteurs qui y affluèrent passa et repassa sous elle : l’évolution ultérieure des fonctions et de la symbolisation de la Tour – à quoi se sont ajoutées récemment les contraintes liées à la sécurité des accès – a fait disparaître cette disposition : la Tour avait été programmée pour qu’on la contemplât à distance, sans doute, et pour y montât, assurément, mais aussi pour qu’on la traversât à pied.
Et c’est là que se noue la signification ultime de l’édifice : la « tour de 300 mètres » – c’était son nom officiel, celui du programme rendu public en 1886 – n’établissait pas seulement un record de hauteur, qui permettait à la France de battre – un fait exprès – les 157 mètres atteints en 1880 par la cathédrale de Cologne, œuvre du nouveau Reich allemand : c’était, de fait, sinon explicitement un monument républicain, à replacer dans le contexte d’un Champ-de-Mars où il était convié à dialoguer avec deux autres prouesses métalliques, le « Dôme central » et la « Galerie de trente mètres », concurrente.
L’initiateur du programme, ministre du Commerce et de l’Industrie faisant ici fonction de commissaire général de l’Exposition, n’est pas par hasard, en la personne d’Édouard Lockroy, un « radical », classé à l’extrême gauche sous le Second Empire, sympathisant de la Commune mais pas communard, en voie de modération à partir du moment (1877-1879) où la République s’installe dans les meubles du pouvoir. Le faire entrer dans le nouveau gouvernement constitué début 1886 est un signe clair d’ouverture à gauche de la majorité. Lockroy, qui, dans sa jeunesse, s’est rêvé artiste, a été séduit par le projet métallique d’Eiffel, qu’il impose d’emblée à la commission ad hoc. Le choix du métal comme matériau et d’un ingénieur comme maître d’ouvrage est en soi un manifeste, en relation directe avec le propos politique de l’Exposition : célébrer le centenaire de la Révolution française – choix symbolique qui entraînera, ipso facto, l’abstention de la plupart des monarchies du temps.
Et c’est à la lumière de ces conditions initiales qu’il faut regarder sous un angle spécifique la forme et la fonction de la Tour : comme une réponse positive au monument négatif qui se dresse au sommet des Champs-Élysées et a pour nom l’Arc de triomphe. En 1886 celui-ci reste pour les bons républicains un monument embarrassant, décidé par Napoléon 1er, édifié pour l’essentiel sous Louis-Philippe et que le Second Empire lui-même n’a, au final, jamais couronné du quadrige impérial qui, en bonne logique, aurait dû le parachever. L’année qui a précédé la décision de Lockroy l’Arc a commencé à servir le nouveau régime puisqu’il a accueilli toute une nuit le cercueil de Victor Hugo, la veille de son entrée au Panthéon, réouvert pour l’occasion, mais la récupération reste ponctuelle et l’Arc continuera à jouer son rôle de mistigri politique jusqu’à la Première Guerre mondiale, au lendemain de laquelle le Soldat inconnu (1920) puis la flamme perpétuelle (1923) assoiront définitivement, de manière populaire, la fonction patriotique de l’édifice dont la Monarchie de Juillet n’avait érigé qu’une symbolique ambiguë (Le départ des volontaires de 1792).
En réponse la tour Eiffel, arche de l’Exposition du Centenaire, cumule les caractéristiques qui en font, dès lors qu’on prend le temps de l’examiner de près, l’Arc de triomphe des temps modernes. Là où celui de l’Ogre de Corse élève sa maçonnerie trapue, copiant de près – faut-il dire, vue l’ambiance impériale, « servilement » ? – un modèle de l’Antiquité, la Tour offre au public de 1889 la résille transparente et géométrique de sa structure, livrée au libre examen de tous. Là où l’Arc, hanté par le fantôme de l’Imperator, chante l’enthousiasme guerrier, la Tour se dresse audacieusement vers un ciel qu’on peut supposer sans métaphysique quoique pas sans électricité : la plate-forme d’Icare, face au piédestal d’Auguste. Enfin – et c’est là le signe le plus clair quoiqu’aujourd’hui le plus faiblement aperçu – là où l’Arc expose aux regards les noms de 660 chefs militaires – sans aucune mention de leurs soldats, ceux qu’au XXe siècle représentera à lui seul le Soldat inconnu, dans une sorte de paradoxale démocratie des morts –, la Tour en expose de tout autres. Ceux d’une élite, là encore, mais une élite pacifique, laïque et rationaliste, composée de soixante-douze savants, techniciens ou industriels, de Lavoisier à Bichat, de Daguerre à Schneider. Tous Français, comme il se doit, et, bien entendu, tous masculins. Près de la moitié sont anciens élèves de l’École polytechnique, création révolutionnaire.
Peints en lettres d’or au niveau du premier étage, les noms de ce Panthéon virtuel peuvent toujours se lire aujourd’hui, mais il faut pour cela de bons yeux et un esprit disposé à regarder la Tour comme un « lieu de mémoire » : gageons que la grande majorité des visiteurs de la Tour ne voit rien de tout ça. On touche là aux limites du projet prométhéen de cette génération, qui est celle de Darwin et de Broca, de La vie de Jésus de Renan et de la Profession de foi du XIXe siècle d’Eugène Pelletan. « Ceci tuera cela » avait dit le panthéonisé de 1885, en confrontant l’ancienne culture médiévale, orale et dogmatique, à la culture moderne, écrite et libérale. À considérer le destin de l’Arc de triomphe de 1889 il y a certainement eu quelque chose de ça, dans l’intuition comme dans le résultat. En témoigne le destin de la « protestation » d’artistes et d’écrivains contre la Tour – à laquelle Lockroy fit une réponse goguenarde –, confrontée au vote des visiteurs, entériné par celui de la presse. La Tour triompha – tout comme le gouvernement républicain, aux élections d’automne, alors que l’année avait commencé pour lui de manière catastrophique, face au général Boulanger. Nul doute que la dimension apologétique de l’entreprise d’Eiffel ne transpire, jusqu’à aujourd’hui, dans le triomphe universel, et chaque jour renouvelé, de cette pure démonstration du « génie » humain – qui nous a donné l’in-génieur. Mais tout reste ici dans l’implicite.
Du calendrier républicain à la Déesse Raison, l’expérience de la Révolution dont l’Exposition célébrait les valeurs – en « bloc », dira bientôt Clemenceau – était là pour montrer que le monde moderne ne gagnait rien à concurrencer terme à terme l’ancien régime culturel. Les Lyonnais en savent quelque chose, qui ont sans doute oublié la signification philosophique qu’avaient mis certains républicains de la ville dans l’érection, quelques années plus tard, de la « tour métallique » face à la basilique de Fourvière. Il est, à cet égard, révélateur que l’Exposition ait installé directement sous la Tour, entre ses quatre jambes, un groupe sculpté doté d’un programme on ne peut plus explicite : La Nuit essayant d’arrêter le génie de la Lumière qui s’efforce d’éclairer la Vérité. L’emplacement, les dimensions, le style : tout accabla cette œuvre, du bien oublié Francis de Saint-Vidal, mais, au fond, c’est la tour d’Eiffel qui, à sa façon, a réalisé, aux yeux de l’univers, la véritable allégorie du Progrès.