Un bel di, vedremo...

Par Frédéric Mitterrand, membre de la section Cinéma et audiovisuel

 

Madame Butterfly, film réalisé par Frédéric Mitterrand, 1995.
Image extraite du film Madame Butterfly, production germano-britannico-française, réalisé par Frédéric Mitterrand, 1995. Adaptation cinématographique de l'opéra Madame Butterfly (1904) de Giacomo Puccini (1858-1924), livret de Giuseppe Giacosa et Luigi Illica.
Cio Cio San (Ying Huang) et Richard Troxell (Pinkerton). Photo Frédéric Noy

 

Un bel di, vedremo... 
« Un beau jour, nous verrons », célèbre aria solo de l'acte II de Madame Butterfly (« Sur la mer calmée... »).

En général, les cinéphiles n’aiment pas beaucoup l’opéra au cinéma. Ils peinent à y reconnaître un genre particulier comme le western, le mélodrame ou le polar par exemple - opéra filmé ou film d’opéra, la définition leur échappe pour désigner un type de long métrage dont le scénario a été conçu pour la scène et qui obéit aux contraintes précises d’une partition musicale incarnée par des artistes qui ne sont pas des comédiens de cinéma.

Les captations pour la télévision ne suscitent pas ce type de méfiance car elles n’empiètent pas sur le territoire du grand écran et relèvent d’une sorte de polaroïd dont l’ambition se résume à une transmission plus ou moins pédagogique et d’une facture aussi agréable que possible. En revanche, les comédies musicales hollywoodiennes ou les œuvres magiques de Jacques Demy appartiennent au Royaume enchanté du 7 e art car ce sont des films qui ont été imaginés et réalisés comme tels à l’origine.

Les amateurs d’opéra se montrent aussi sourcilleux. Leur érudition musicale se nourrit des feux de la rampe, des enregistrements et des diffusions radiophoniques. Ils n’ont pas besoin d’images. Les souvenirs, les rêves, les émotions leur suffisent. Alors qu’ils peuvent se livrer à des affrontements féroces en pleine représentation, entre coteries adverses, et se déchirer pour un contre ut, ils se rassemblent avec un bel ensemble, pour considérer les films comme des boîtes de conserve dont toute la saveur se serait évaporée. Ainsi pour les uns comme pour les autres, l’opéra en films c’est la chauve-souris de Jean de la Fontaine : « Je suis oiseau, voyez mes ailes. Je suis souris : vivent les rats ». Tiens, La chauve-souris, justement, la délicieuses opérette de John Strauss que j’ai vue en film lors d’une séance en plein air sur le Ring à Vienne. C’était il y a longtemps et il y avait un monde fou qui chantait à tue-tête pendant que défilaient les images, sans se poser de questions...

 

Madame Butterfly, film réalisé par Frédéric Mitterrand, 1995.
L'opéra – une jeune fille de maison de thé, Miss Butterfly, 
est séduite par un officier américain – est qualifié de tragedia giapponese in due atti (tragédie japonaise en deux actes) dans la partition autographe. Photos Frédéric Noy

 

En vérité, le cinéma et l’opéra ne sont pas des amants désaccordés, ils s’aiment depuis la naissance des caméras, pour le plus grand bonheur d’un large public, et nombre de musiciens et de cinéastes n’ont pas hésité à se livrer à la transgression de réaliser ce qui est tout simplement un film. La liste est longue de tous ceux qui s’y sont essayés. Au temps du muet on projetait le film dans une salle d’opéra. Le compositeur conduisait les chanteurs placés dans une semi-obscurité sous l’écran, depuis la fosse d’orchestre. C’est ainsi que Richard Strauss a dirigé une séance mémorable du Chevalier à la Rose à Dresde en 1926 – le film était réalisé par Richard Wiene, l’un des maîtres du cinéma expressionniste, il durait une heure vingt et Richard Strauss n’avait pas hésité à modifier la partition pour accompagner chaque séquence ! En Italie, Cinecitta et le bel canto ont fait beaucoup d’enfants, le recordman « assoluto » des opéras filmés étant Carmine Gallone qui en a réalisé une bonne dizaine depuis l’avènement du parlant jusqu’à la fin des années cinquante, entre un Scipion l’Africain à la gloire du Duce, une ribambelle de mélos et de peplums, des comédies à téléphones blancs où tout le monde s’aime et quelques Don Camillo. On reverrait sans doute avec une pointe d’émoustillement légitime son Manon Lescaut avec Alida Valli, sa Casta Diva avec Antonella Lualdi ou encore sa Traviata avec la trop oubliée Nelly Corradi. Imaginez une version de Carmen en couleurs très soutenues réalisée par Jean Delannoy aux studios de Boulogne avec Martine Carol et la voix de Mathé Altery, vous ne serez pas trop loin du compte.

Infatigable Carmine Gallone qui a également tourné des « biopics » de Verdi et du Puccini permettant un survol accéléré des plus célèbres arias des deux maîtres ! Les actrices étaient alors doublées par des artistes de grande valeur, ainsi Sophia Loren en Aïda pulpeuse à souhait qui chantait par la voix de Renata Tebaldi dont la distinction naturelle se serait sans doute un peu perdue dans les décolletés vertigineux de l’esclave africaine. Les fidèles de Gina Lollobrigida n’étaient pas en reste : ils ont pu l’admirer dans Lucia di Lammermoor et L’élixir d’amour, avec en prime de fugitives apparitions de Silvana Mangano. Les voix ont hélas disparu dans les catacombes des génériques, à l’exception de celle de l’insubmersible Nelly Corradi (encore elle !) qui se doublait elle-même.

 

Madame Butterfly, film réalisé par Frédéric Mitterrand, 1995.
Sur le tournage du film. Photo Frédéric Noy

 

Il est difficile de déterminer à quel moment l’opéra en films est passé du stade de l’illustration plus ou moins inspirée, au demeurant optimiste et souvent charmante, aux versions modernes d’un cinéma où les chanteurs ont remplacé les comédiens, sont devenus acteurs à part entière et où ce sont leurs voix que l’on écoute. Désormais plus personne ne triche. Les deux artifices de l’opéra et du cinéma sont à égalité pour nous proposer un film. En fait ce sera peu à peu aux États-Unis avec les films de jazz, les rôles de Paul Robeson, qui rendaient les acteurs-chanteurs noirs enfin visibles. Un phénomène qui n’avait pas échappé à l’astucieux Louis B. Mayer qui commença à truffer quelques-unes de ses grandes productions hollywoodiennes d’extraits d’opéra et tenter de faire de Lena Horne une star à part entière. Vinrent ensuite après la guerre des extraordinaires captations ultra sophistiquées qui étaient en fait déjà de vrais films, mis en œuvre par Herbert von Karajan et illuminés par le génie et la beauté d’Elisabeth Schwarzkopf. En France, Jean-Pierre Ponnelle fut le premier à explorer systématiquement cette nouvelle voie en s’affranchissant de ses représentations théâtrales, qu’il maîtrisait pourtant magnifiquement, pour signer une série de films qui demeurent des références absolues, plusieurs opéras de Monteverdi et de Mozart et même Tristan et Isolde. Mais le vieil antagonisme demeurait et il ne disposait pas de tous les moyens que la promotion cinématographique classique aurait dû lui fournir.

C’est donc à Daniel Toscan du Plantier qu’il faut rendre hommage. Grand amateur d’opéra, séduit par les réussites isolées de La Traviata de Franco Zeffirelli et de La Flute enchantée de Ingmar Bergman, il fut le premier à imaginer l’opéra en films comme une forme artistique en mesure de conquérir le grand public. À la tête de la Gaumont à la fin des années soixante-dix, son idée première fut ainsi de confier la réalisation des films à des metteurs en scène de cinéma qui n’avaient pas forcément une grande connaissance de la musique et de l’opéra mais qui apporteraient à leurs réalisations le regard neuf de leur propre talent et leur maîtrise de la technique et de la syntaxe du langage cinématographique : Francesco Rosi et Carmen, Joseph Losey et Don Juan, Luigi Comencini et La Bohème et tous ceux qui suivirent et pour lesquels il avait ouvert le chemin, Benoît Jacquot et La Tosca, Andrzej Zulawski et Boris Godounov. C’est ainsi qu’il me permit de tourner le Madame Butterfly de Giacomo Puccini dont j’avais toujours rêvé de faire un film. Le livret est un scénario de mélodrame parfait où il n’y a rien à retrancher, la musique commande miraculeusement le découpage.

 

Madame Butterfly, film réalisé par Frédéric Mitterrand, 1995.
Suzuki (Ning Liang) et Cio Cio San (Ying Huang). Photo Frédéric Noy

 

Respect de la partition à la note près, enregistrement des voix et de la musique avec l’Orchestre de Paris à la Maison de la Radio sous la direction de James Conlon et avec les conseils avisés de Michel Glotz, le célèbre agent de Maria Callas, chœurs de Radio France, Auditorium Olivier Messiaen. Il s’agissait bien d’opéra. Tournage en Tunisie, loin de tout, reconstitution d’un village japonais due au talent de la décoratrice Michèle Abbe, paysage du lac d’Ichkeal comme la baie de Nagasaki sur les estampes, pluies et lumières d’automne, costumes de Christian Gasc qui lui valurent un César, équipe franco-tunisienne à tous les stades de la réalisation, casting impeccable avec des comédiens chanteurs qui avaient les âges des rôle principaux grâce à Isabelle Partiot avec qui nous avions passé des heures à regarder des vidéos venues du monde entier, révélation de la jeune Ying Huang découverte à Shangaï et qui fut une Cio Cio San bouleversante, nombreuses scènes en extérieur de jour comme de nuit, adéquation parfaite à la musique et au chant, diffusés sur le plateau, aux mouvements des lèvres, figurants et truquage, soutien sans faille du producteur délégué Pierre-Olivier Bardet, l’homme à qui l’on doit les documentaires inoubliables de Bruno Monsaingeon. Il s’agissait bien de cinéma.

Avec la magie des gros plans, la caméra qui se déplace au plus près des interprètes et cette chance inouïe de pouvoir suivre aussi les personnages quand ils ne chantent pas, ou ne chantent plus, et de leur rendre ainsi une présence et une intensité qui auraient été perdues sur scène. Ainsi de Goro par exemple, le vil entremetteur incarné par le magnifique Jin Ma Fan qui impose son ombre malfaisante et tragique jusqu’à la toute fin du récit. Sans parler des sous-titres qui permettent de lire le livret à chaque instant.

C’était il y a vingt-cinq ans et je crois que je n’ai jamais été aussi heureux.