Par Alain Charles Perrot, membre de la section d’Architecture
Lorsqu’en 1867 la façade du nouvel Opéra de Paris, jusqu’alors masquée derrière une gigantesque palissade montant jusqu’à son toit, fut dévoilée, le public massé sur la place fut stupéfié devant la dimension de l’édifice, l’ampleur de son architecture, la diversité et la polychromie de ses matériaux, ses multiples sculptures et ornements, et les effets de dorures éclairant toute l’amplitude de sa façade.
L’avenue de l’Opéra n’était alors qu’un projet et seul sur la place s’élevait le Grand Hôtel de la Paix et les rotondes des immeubles qui allaient marquer le départ de ce nouvel axe.
Il fallut attendre encore huit années pour que le nouvel Opéra ouvre ses portes, la guerre de 1870 et la chute de l’Empire en ayant arrêté le chantier. C’est l’incendie de l’Opéra de la rue Le Pelletier qui déclencha le redémarrage des travaux entrepris plus de dix ans auparavant.
Le public enthousiaste put ainsi découvrir l’impressionnant volume du grand escalier d’honneur, bordé de balcons en forme de loges, où le public est invité à devenir l’acteur d’un spectacle total, en l’intégrant non seulement à l’œuvre lyrique jouée sur la scène avec les chanteurs, l’orchestre, les décors, mais aussi en le rendant partie prenante du public, de l’architecture et de tous les artistes qui ont participé à l’élaboration de cette œuvre.
Puis, l’extraordinaire innovation avec le grand foyer où pour la première fois dans l’histoire des théâtres en France, les femmes étaient admises et conviées. De plus, ce lieu était ouvert à l’ensemble du public alors qu’auparavant chaque catégorie de spectateur, suivant le prix de sa place, était affectée à un foyer distinct. Un grand foyer où à chacune des extrémités du plafond peint par Paul Baudry, l’on peut contempler à l’ouest, le visage sculpté de Charles Garnier, sous les traits de Mercure, et celui de sa femme Louise qui lui fait face à l’autre extrémité, sous les traits d’Amphitrite, montrant ainsi l’importance de celle-ci dans sa vie et dans ses relations avec les autres artistes.
Le grand foyer donne accès à une vaste loggia ouverte sur la ville. Comme pour l’ensemble de l’architecture intérieure, il est décoré de marbre, de mosaïques, de peintures, éclairé par des torchères alors alimentées au gaz.
Sans en avoir conscience, à travers les multiples emmarchements menant du perron extérieur jusqu’au premier niveau de l’escalier d’honneur, le public, se rendait dans la salle, établie à presque dix mètres au-dessus du niveau de la rue.
Tout dans ce lieu paraît encore aujourd’hui relever du rêve et préparer le spectateur à pénétrer dans l’univers onirique de l’opéra, dans son imaginaire musical, plastique et artistique.
Du côté du spectacle, un espace jamais vu jusqu’alors, avec une cage de scène qui se développe sur une hauteur totale de 60 mètres sur 27 mètres de profondeur, grâce à une vaste structure métallique rivetée, offrant des cintres de grand développement et des dessous immenses qui permettent de manœuvrer des décors monumentaux pour des effets de surprises illusionnistes.
À l’arrière de cette scène, se déploient le foyer de la danse ainsi que les lieux et espaces réservés aux artistes et au personnel du Théâtre, comme ces élévateurs destinés aux remorques qui transportent les décors pour leur permettre d’accéder jusqu’au niveau de la scène, ou encore un escalier à faible pente, afin que chevaux et éléphants puissent accéder au plateau. Enfin les ateliers de costumes, ceux des perruques, les nombreuses loges pour les artistes, les vestiaires pour les figurants sont répartis dans une partie du bâtiment tandis que l’aile Ouest est réservée au bureau du directeur et l’aile Est au bureau de l’architecte.
Même si Le Corbusier a considéré cette architecture comme un « art menteur », déclarant que le « Mouvement Garnier est un décor de tombe », le nouvel Opéra de Paris a été apprécié comme un palais offert à la musique, la danse, à l’art lyrique et surtout à tous les arts, à tous les artistes et à tous les savoir-faire. Mais l’extraordinaire apport qu’a offert l’Académie des beaux-arts avec son Premier Grand Prix de Rome dans la conception et la réalisation de cette œuvre mérite d’être particulièrement souligné.
Charles Garnier est né dans une famille parisienne très modeste, son père était forgeron et construisait des voitures à cheval, sa mère était dentelière. Alors que Charles n’avait suivi aucune étude, son père, à l’âge de ses onze ans, tenta de le mettre à la forge comme lui, mais la nature très chétive de son fils lui fit abandonner ce projet. À l’âge de treize ans, pour qu’il commence à gagner sa vie, sa mère le plaça dans un bureau de « vérificateurs » où il fut surtout affecté au balayage des locaux, une activité qu’il abandonna très vite.
Les finances de son père s’améliorant, Charles Garnier put reprendre sa scolarité alors qu’il en avait passé l’âge, et s’inscrit l’école de dessin de la rue de l’École de Médecine, future école des Arts Décoratifs. Dès cette période, les qualités de Charles Garnier se révèlent. Il développe son intelligence dans les mathématiques, ses talents artistiques à travers le dessin et la peinture. Déjà son sens de l’amitié se manifeste, il lie des relations étroites avec Jules Gabriel Thomas et Carpeaux, tous deux futurs Grand Prix de Rome.
À l’âge de quinze ans, il intègre l’atelier de l’architecte Leveil où il va connaître son ami Ginain (Grand Prix de Rome 1852). Avec ce dernier il rejoint l’atelier de l’architecte Hippolyte Lebas. Cet atelier est alors l’un des plus importants de Paris. Bien que Lebas ne soit que second prix de Rome, il s’attache à former les Grands Prix. Il fait partie des architectes extrêmement conservateurs, attaché aux valeurs de l’Académie des beaux-arts de l’époque, et de son ancien secrétaire perpétuel Quatremère de Quincy, fermement opposé aux idées nouvelles que développent des architectes comme Labrouste. C’est dans cet atelier que Garnier va croiser Louis Jules André, Grand Prix de Rome 1847 et Victor Louvet, Grand Prix de Rome 1850.
Grâce notamment à sa passion pour les mathématiques et à une mémoire exceptionnelle, Charles Garnier va intégrer l’école des Beaux-Arts, deux ans plus tard, à l’âge de dix-sept ans. Il voyait en l’école toutes les possibilités qu’elle offrait, notamment de s’entraîner en prévision des concours tout en considérant que la science architecturale s’apprenait ailleurs, de façon pratique, dans les ateliers, selon les méthodes et les principes propres à chacun d’eux. Pour Charles Garnier, « Jadis quand l’école des Beaux-Arts n’était surtout qu’une arène où les combattants se rencontraient, ceux-ci étaient ardemment entraînés à la lutte par l’honneur de soutenir le pavillon qui les abritait, l’émulation avait toute sa vigueur car une victoire remportée par un élève devenait une victoire pour l’atelier d’où il sortait ».
Six ans plus tard, en 1848, il obtient le Grand Prix de Rome de l’architecture décerné par l’Académie des beaux-arts, il a alors vingt-trois ans.
Il part pour Rome accompagné de son ami Jules Gabriel Thomas. C’est la première fois qu’il quitte Paris.
N’était-ce pas l’une des missions de l’Académie des beaux-arts, à travers le séjour qu’elle offrait à la Villa Médicis, de permettre aux pensionnaires de tisser des liens culturels et amicaux, de partager, d’échanger, de construire une vision artistique où chacun apporterait sa part. C’est au long de ces quatre années que Charles Garnier, alors qu’il est attaché à des valeurs très conservatrices, va acquérir les dispositions de l’esprit qui vont lui permettre de concevoir et de réaliser plus tard son œuvre magistrale.
Son retour à Paris est morose et pendant presque dix ans il ne sera occupé qu’à des tâches et des projets subalternes.
C’est d’ailleurs sans aucun espoir de gagner le concours, mais en souhaitant seulement n’être que « repéré » pour obtenir des commandes par les frères Pereire, qui construisent à cette époque le Paris Haussmannien, que Charles Garnier s’inscrit parmi cent-soixante-et-onze concurrents au concours lancé par l’Empereur pour le nouvel Opéra de Paris le 29 décembre 1860.
Disposition d’esprit que reflète la devise qu’il choisit pour représenter son projet tout en respectant l’anonymat : « Bramo assai, poco spero » (J’aspire beaucoup, j’attends peu).
Figurant en dernier parmi les cinq projets retenus à l’issue du premier tour, il sera proclamé, à l’issue du concours le 30 mai 1861, vainqueur à l’unanimité. Il a alors trente-cinq ans.
Le projet présenté par Charles Garnier obéissait aux mêmes règles que celles auxquelles devait répondre le Prix de Rome : une grande visibilité dans la lecture du programme, une large facilité dans les circulations intérieures, une ordonnance générale susceptible de donner des façades monumentales sur tous les côtés de l’édifice.
Pour la partie destinée à l’accueil du public, il s’inspire, comme l’a souligné Hugues Gall, de l’escalier d’honneur du Grand Théâtre de Bordeaux réalisé au XVIIIe siècle par Victor Louis. Pour la salle, il prend modèle sur celle, encore en activité, de l’Opéra de la rue Le Pelletier, qui offrait d’excellentes caractéristiques acoustiques.
Le jury appréciera les qualités de la façade principale inspirée des œuvres de Palladio, notamment de la façade de la scène du Théâtre de Vicence mais aussi des façades de la Place Saint Marc à Venise que Charles Garnier a dessinées lors de son séjour à la Villa Médicis.
Pour la loggia, considérée comme inédite, il reprend celle de l’Opéra de Toulon, alors en construction.
La disposition de deux rotondes en façade latérale de son projet sera particulièrement remarquée car offrant à ces élévations un caractère monumental.
Pour le seconder dans la réalisation de son projet, il appellera à ses côtés son confrère Louis Victor Louvet, Grand Prix 1850, qui sera son adjoint ainsi que 38 artistes, peintres et sculpteurs, tous Grand Prix de Rome dont les peintres Jules Lenepveu, Paul Baudry et le sculpteur Jean-Baptiste Carpeaux.
C’est ainsi qu’à partir d’une architecture très classique, le ouvel Opéra de Paris, par l’exubérance et la qualité des décors sculptés et peints voulu par Charles Garnier, a acquis le caractère exceptionnel qui fait de lui le monument le plus représentatif du XIXe siècle.
Le projet de Charles Garnier est en quelque sorte un manifeste du Grand Prix de Rome.
Le nouvel Opéra, temple des Arts, est le lieu où tous les artistes issus de l’Académie des beaux-arts, tous grands Prix de Rome, ont pu exercer leur talent. Garnier a su magnifiquement, sous sa ferme direction, tirer de chacun le meilleur en poussant son art jusqu’à l’extrême.
Ainsi, s’adressant à son ami le sculpteur Thomas, au sujet des cariatides de l’escalier d’honneur : « Mon cher Thomas... Tu te souviens des statues du Bernin à Rome, de ces draperies échevelées, de ces bras en télégraphes et de ces jambes en tire-bouchon ? Eh bien il faut faire encore pire que cela, il faut faire du Bernin de mauvais goût ! Ma corniche du bas te gêne, et bien déhanche tes figures... ; enfin fais-moi quelques polichinelles du mouvement et tu seras sur la voie parfaite. »
Charles Garnier dira, en évoquant ses collaborations fécondes : « J’ai gagné la bataille comme la gagne un Général, c’est-à-dire avec une armée d’officiers et de soldats, et mon armée à moi était si bien composée que je crois que tous mes soldats étaient au moins des Colonels ».
Charles Garnier fut élu à l’Académie des beaux-arts le 14 mars 1874 au fauteuil de Victor Baltard.
Je tiens à remercier tout d’abord Hugues Gall qui m’a ouvert les portes de ce lieu magique, Gérard Fontaine qui a su si bien en parler et Jean-Michel Leniaud qui m’a fait découvrir la vie de Charles Garnier, ce génie au parcours si surprenant.
Enfin je remercie Charles Garnier pour l’attention et les conseils qu’il m’a toujours apportés lors de nos longues conversations où la nuit, par l’esprit, je lui soumettais mes projets et mes choix de restauration.