Par Mathias Auclair, conservateur général, directeur du département de la Musique de la Bibliothèque nationale de France
Impressionné par les représentations d’opéras durant ses différents séjours romains, le cardinal Jules Mazarin décide d’introduire en France l’opéra italien. Après son décès, en 1661, les formes nationales de spectacles lyriques ou chorégraphiques se renforcent, notamment le ballet de cour, dans lequel Louis XIV a paru régulièrement. En 1670, la décision du roi de ne plus danser marque la fin d’une époque que préfigure une série de mesures royales légèrement antérieures qui conduisent à une professionnalisation des chanteurs et danseurs.
L’Opéra et le pouvoir royal (1669-1687)
Une « Académie » d’Opéra est créée à Paris en 1669 à la suite du privilège royal accordé au poète Pierre Perrin l’autorisant à établir des théâtres ayant la capacité exclusive de proposer au public « des opera ou représentations en musique et en vers français ». Ces théâtres ne bénéficient pas de subvention royale et doivent trouver par eux-mêmes les moyens de leur fonctionnement. Endetté et floué par ses associés, Perrin finit par vendre son privilège au surintendant de la musique de la chambre du roi, Jean-Baptiste Lully. Celui-ci obtient de Louis XIV qu’il refonde à son profit l’institution sous le nom « d’Académie royale de musique » en 1672. Lully crée avec Cadmus et Hermione (1673) un nouveau genre dramatique, la tragédie en musique, ou tragédie lyrique, dont les aspects héroïques, l’opulence et la solennité répondent aux désirs de gloire et de grandeur du roi. À son décès, en 1687, Lully laisse à ses successeurs une institution économiquement prospère et au répertoire apprécié.
L’Opéra et Paris (1687-1774)
Depuis le décès de la reine en 1683 et le changement d’atmosphère de la Cour qui s’ensuit, le théâtre est dépourvu du soutien royal et doit compter sur la ville pour assurer son rayonnement et sa prospérité. Il lui est rattaché, sur décision royale, à partir de 1749. Entretemps, Jean-Philippe Rameau a créé Hippolyte et Aricie (1733). Il reprend la structure des tragédies lyriques de Lully, mais son écriture musicale et orchestrale se différencie nettement de celle de son aîné. La création de cette œuvre provoque une violente querelle entre les partisans du style de Lully et ceux qui soutiennent les audaces de Rameau. La querelle des Bouffons fait suite à celle des Lullistes et des Ramistes. Elle est suscitée par l’invitation d’une troupe italienne à l’Opéra, entre 1752 et 1754, et oppose partisans de l’opéra italien, entraînés par Jean-Jacques Rousseau, et défenseurs de l’opéra français, menés par Rameau.
L’Opéra des réformes esthétiques et politiques (1774-1802)
En 1774, Christoph Willibald Gluck décide de conquérir Paris et travaille à une tragédie lyrique qui concilie les génies italien et français. L’Opéra accepte son Iphigénie en Aulide qui obtient un grand succès lors de sa création. Pensionné par la jeune reine, qui fut son élève, Gluck donne encore plusieurs ouvrages à l’Opéra.
Sous la Révolution, l’administration de l’Opéra est rendue à la ville de Paris en 1790 et le théâtre est dirigé par un comité d’artistes. Sous la Terreur, le décret du 3 août 1793 instaure un contrôle sévère du répertoire du théâtre, renforcé encore par d’autres textes ultérieurs. Jusqu’à la chute de Maximilien de Robespierre, en juillet 1794, le nombre de représentations d’œuvres patriotiques augmente sensiblement et le ballet disparaît de la programmation de l’Opéra.
L’Opéra instrumenté par le pouvoir (1802-1830)
Napoléon réorganise l’Opéra et le transforme en un puissant instrument de propagande. Soucieux de contrôler le théâtre au plus près, il rattache l’administration de l’Opéra à celle de sa propre Maison, supervise et valide tout en personne, à commencer par le répertoire. Il donne aussi à l’Opéra des ressources financières comme jamais le théâtre n’en a reçu de la part de l’État.
Après la chute de Napoléon Ier, la monarchie restaure l’organisation qui avait cours sous l’Ancien Régime depuis 1780. Pour enrayer la crise artistique que traverse l’Opéra, l’administration invite Gioachino Rossini à Paris pour diriger le Théâtre-Italien et composer des ouvrages nouveaux pour les scènes parisiennes. Avec son dernier ouvrage, Guillaume Tell (1829), il propose à l’Opéra une synthèse accomplie des styles italiens et français et le premier opéra romantique français.
L’Opéra libéral des romantiques (1831-1854)
La Monarchie de Juillet confie l’Opéra à un directeur-entrepreneur qui, en retour d’une subvention annuelle, doit exploiter le théâtre selon un cahier des charges fixant précisément ses obligations. Il est responsable sur ses biens propres du bon équilibre financier de l’institution. Le nouveau directeur, le Docteur Louis Désiré Véron, fait très vite de l’Opéra un lieu en vue où les élites échangent sur la politique et l’économie et où les modes s’imposent.
La première création de son mandat est un ouvrage de Giacomo Meyerbeer, Robert le Diable (1831), qui fixe le modèle du grand opéra français. La chorégraphie du ballet de Robert le Diable est confiée à Filippo Taglioni. Il marque la naissance du ballet romantique dont les canons sont établis, l’année suivante, avec la création de La Sylphide du même Filippo Taglioni.
Les successeurs de Véron se montrent moins habiles en affaires et conduisent le théâtre à la faillite en dépit du succès des œuvres composées par Meyerbeer et Fromental Halévy et de la vitalité du ballet romantique que symbolise la création de Giselle (1841) de Jean Coralli et Jules Perrot.
Un Opéra pour un Empire : la préfiguration de l’Opéra moderne (1854-1875)
Devant l’ampleur du déficit des finances de l’Opéra, l’empereur Napoléon III décide de revenir à une organisation administrative voisine de celle choisie jadis par Napoléon Ier et intervient directement dans les affaires du théâtre. Si le Second Empire propose un bilan artistique limité – son répertoire se limite essentiellement aux œuvres à succès créées depuis la fin de la Restauration –, il préfigure l’Opéra de la modernité. En 1860, le concours du « Nouvel Opéra » est lancé et Charles Garnier le remporte. En 1864, dans le contexte d’une libéralisation du régime impérial, Napoléon III met fin à l’organisation théâtrale décidée par Napoléon Ier et prive l’Opéra de son monopole. Deux ans plus tard, l’Opéra est transformé en entreprise, revient au régime d’exploitation qui fut le sien sous la Monarchie de Juillet et conserve ce statut jusqu’en 1939.
La Belle Époque du Palais Garnier (1875-1914)
Inauguré en grande pompe le 5 janvier 1875 à la suite de l’incendie de la salle Le Pelletier deux ans plus tôt, le Palais Garnier (qui est la treizième salle qu’occupe l’Opéra) suscite une immense curiosité qui, dans les premières années de son exploitation, rend secondaire la programmation du théâtre. La création lyrique et chorégraphique est d’ailleurs en panne : les derniers chefs-d’œuvre qui se rattachent au modèle parisien ne sont plus créés à l’Opéra, mais au Caire pour Aïda de Verdi (1871) ou à Weimar pour Samson et Dalila de Camille Saint-Saëns (1877).
Ayant boudé les ouvrages de Wagner depuis le fiasco de Tannhäuser en 1861, l’Opéra se décide à donner une nouvelle œuvre du maître de Bayreuth en 1891 : Lohengrin. En effet, Wagner est à la mode et le spectacle connaît un tel triomphe que la direction du théâtre s’applique, dans les années suivantes, à faire entrer la plupart des ouvrages du compositeur au répertoire de l’Opéra. Entre 1908 et 1914, la programmation wagnérienne représente le quart des spectacles et quatre exécutions intégrales du cycle de L’Anneau du Nibelung sont données entre 1911 et 1913.
L’Opéra de la modernité (1914-1939)
En 1914, Jacques Rouché prend la direction de l’Opéra. Son directorat est le plus fécond de l’histoire de l’Opéra : 170 œuvres nouvelles, dont plus de 120 créations, en trente-et-un ans. Il confie la conception des décors et des costumes d’un spectacle à un même artiste, afin de garantir une unité plastique, et choisit chaque fois une personnalité différente, pour éviter tout monopole. Rouché engage non seulement un grand nombre de peintres, mais expérimente également l’emploi du cinéma et des projections. Il règle aussi plusieurs mises en scène.
Pour mener la rénovation scénique qu’il souhaite à l’Opéra, Rouché fait appel aux compagnies d’avant-garde qu’il invite au Palais Garnier, et notamment les Ballets russes, qu’il admire et qui lui servent de modèle. Après le décès de Serge Diaghilev et la dissolution de sa compagnie, en 1929, il engage l’un des danseurs et chorégraphes de celle-ci, Serge Lifar, pour diriger le Ballet de l’Opéra. Lifar conduit une importante réforme de la danse. Fatigué d’avoir à renflouer les caisses de l’Opéra, dont les spectacles sont chroniquement déficitaires, Rouché menace de démissionner en 1932. Il obtient finalement, à la suite de l’arrivée au pouvoir du Front populaire et de la faillite de l’Opéra-Comique, en 1936, la création d’un établissement public fédérant l’Opéra et l’Opéra-Comique, La Réunion des Théâtres lyriques nationaux (RTLN), en 1939.
L’Opéra et l’État (1939-1972)
Maintenu à la tête de la RTLN durant le Deuxième Conflit mondial, Rouché doit composer avec l’Occupant et fait appliquer la législation antisémite du régime de Vichy. L’Occupant interdit les œuvres des compositeurs juifs, impose quatre ouvrages lyriques et favorise les ballets, qui sont très appréciés des troupes d’occupation. Lifar est le chorégraphe de la plupart d’entre eux. Lors de la Libération, Rouché, Lifar et de nombreux artistes sont condamnés pour faits de collaboration. Rouché est destitué en 1945 (mais réhabilité en 1951). Son successeur, Maurice Lehmann, propose des spectacles fastueux qu’il met en scène lui-même et dont une partie du succès est assuré par des retransmissions à la télévision.
À partir des années 1960, la médiocrité de la programmation, le coût exponentiel des spectacles, l’incapacité à conquérir de nouveaux publics et les dissensions internes au sein des deux théâtres de la RTLN font l’objet de reproches répétés. Après plusieurs rapports, l’État décide de réformer l’institution. Il dénonce les conventions collectives en 1970, supprime la troupe de chant, recrute de nouveaux chœurs et nomme le directeur de l’Opéra de Hambourg, Rolf Liebermann, à la tête du théâtre.
L’Opéra mondialisé (de 1973 à aujourd’hui)
Le mandat de Rolf Liebermann, de 1973 à 1980, est marqué par de profondes évolutions qui donnent à l’Opéra une partie des caractéristiques qui sont les siennes aujourd’hui. Ainsi, les œuvres lyriques sont chantées non plus en français, mais dans leur langue originale, et les solistes sont recrutés sur le marché international des vedettes. L’Opéra passe aussi d’une logique de théâtre de répertoire à celle de « festival permanent », structuré en saisons.
La création lyrique est relancée avec la commande de Saint François d’Assise à Olivier Messiaen (créé après le départ de Liebermann, en 1983) et une nouvelle impulsion est donnée au Ballet grâce à Raymond Franchetti. La réussite artistique de Liebermann est totale, mais des désaccords à la tête de l’institution et les besoins financiers du théâtre, jugés excessifs, entraînent de nouvelles réformes. La RTLN est dissoute en 1978. Le Palais Garnier et la salle Favart sont désormais les deux salles du Théâtre national de l’Opéra.
À la suite du rapport de François Bloch-Lainé préconisant la construction d’une salle d’opéra de 3000 places à des prix plus accessibles, le projet d’Opéra Bastille est lancé en 1981. Inauguré en 1989, le bâtiment doit accueillir la programmation lyrique tandis que le Palais Garnier est réservé au ballet, auquel Noureev, directeur de la danse de 1983 à 1989, a redonné ses lettres de noblesse. Après un audit qui lui est confié en 1993, Hugues Gall propose au gouvernement une nouvelle structure administrative pour l’Opéra. L’établissement public Opéra national de Paris est créé en 1994 selon ses recommandations. Hugues R. Gall (1995-2004), Gérard Mortier (2004-2009), Nicolas Joël (2009-2014), Stéphane Lissner (2014-2020) et Alexander Neef dirigent successivement le théâtre en donnant chacun à la politique artistique de l’Opéra une esthétique différente et en veillant au nécessaire équilibre entre le patrimoine d’une maison qui a fêté ses 350 ans en 2019 et la modernité d’une institution tournée par essence vers la création.