Entretien avec Timothée Picard, dramaturge et conseiller artistique du Festival international d’art lyrique d’Aix-en-Provence
Propos recueillis par Nadine Eghels
Nadine Eghels : Comment êtes-vous arrivé à ce poste de dramaturge et conseiller artistique au Festival d’Aix-en-Provence ?
Timothée Picard : Depuis l’enfance, je suis passionné par l’opéra. J’ai fait partie du Chœur d’enfants de l’Opéra de Paris, une très grande chance pour moi. J’aimais la musique classique mais j’ai eu la révélation de la voix, et de cet art total qu’est l’opéra. J’étais pensionnaire, ce que je détestais, et c’était une véritable évasion de pouvoir aller chanter sur les scènes parisiennes. Ensuite j’ai hésité, je voulais rester dans ce monde-là, mais je ne savais pas si ce serait sous l’angle artistique (j’étais intéressé par la mise en scène) ou administratif (après Sciences-Po, j’envisageais l’ENA pour entrer dans l’administration culturelle). En fait, j’ai intégré l’École Normale Supérieure et, finalement, il s’est avéré que l’approche historique et documentée de l’opéra était celle qui m’intéressait le plus ; j’ai consacré tous mes travaux universitaires à l’opéra, à sa place dans notre civilisation, et j’ai écrit plusieurs livres sur le sujet. Mais à un moment, j’ai eu envie de nourrir à nouveau ma réflexion d’une expérience de terrain, en me rapprochant de la création ; peu à peu j’ai développé une expérience dramaturgique auprès d’artistes et d’institutions et, quand un poste s’est libéré au Festival d’Aix-en-Provence, son directeur Pierre Audi m’a engagé.
N.E. : Vous y élaborez la programmation des prochaines années ?
T.P. : Nous sommes deux conseillers artistiques. Mon collègue Julien Benhamou est plutôt chargé du casting – chant et direction d’orchestre –, moi, je m’occupe davantage du choix des œuvres, des créations et des mises en scène. Même si rien n’est écrit dans le marbre et nous échangeons sans cesse sur l’ensemble des aspects.
N.E. : Comment cela se passe-t-il ?
T.P : C’est assez pragmatique : nous avons entre les mains plusieurs paramètres et devons résoudre une sorte d’équation à une ou plusieurs inconnues. Souvent, quand il s’agit du répertoire, Pierre Audi part des artistes : chef d’orchestre et metteur en scène. Il faut voir qui est disponible, avec qui on aurait envie de travailler, quels sont leurs désirs, mais aussi ce qu’on pourrait leur proposer. C’est une sorte de carrousel : qui on pourrait avoir comme chef, comme metteur en scène, quelle œuvre serait la bienvenue dans l’équilibre général d’une programmation, à la fois sur une et sur plusieurs années, etc.
N.E. : Quels sont les axes de ces programmations ?
T.P. : Nos programmations s’étendent du premier baroque (Monteverdi, Cavalli) à la création contemporaine, donc quatre siècles d’opéras ! Avec le souci de représenter tous les siècles et toutes les esthétiques sur la dizaine d’opéras proposés majoritairement en version scénique, parfois en version concert. Pour les créations, c’est un système plus spécifique qui part vraiment des compositeurs.
N.E. : Quelle est la part de répertoire et de création au sein de la programmation ?
T.P. : Cette année, nous avons sept opéras en version scénique, trois en version concert. Sur les opéras en version scéniques, deux créations. Il y en a toujours au moins une par an, parfois jusqu’à trois, de formats et d’ambitions divers. Le Festival d’Aix accorde une place très importante à la création, c’est une marque de fabrique essentielle pour Pierre Audi. Une partie de la programmation, labellisée « Incises » d’après le nom d’une pièce de Boulez, comprend tout ce qui est de l’ordre de la création contemporaine : opéras, concerts et théâtre musical. Le Festival est reconnu pour la pertinence de cette action, puisque les dix dernières années ont vu des événements majeurs de la création contemporaine éclore à Aix. Par exemple Written on Skin de George Benjamin, sur un livret de Martin Crimp, créé à Aix en 2012, a beaucoup tourné, y compris dans d’autres mises en scène que celle d’origine de Katie Mitchell – ce qui signe une inscription dans le répertoire. Et, l’année dernière, Innocence de Kaija Saariaho, sur un livret de Sofi Oksanen et dans une mise en scène de Simon Stone, fut le plus évident succès de cette édition. Cela nous apporte une reconnaissance utile pour construire des relations avec des compositeurs et compositrices.
N.E. : Ce sont des coproductions ?
T.P. : Oui, dont le Festival est le premier producteur, avec l’exclusivité des premières représentations.
N.E. : Qu’entendez-vous exactement par répertoire ? Une pièce créée l’année dernière et reprise cette année entre-t-elle au répertoire ?
T.P. : Qui dit répertoire suppose une certaine patrimonialisation. Depuis le début du XXe siècle s’est opéré un renversement : on a tendance à donner davantage d’œuvres du passé et de moins en moins d’œuvres contemporaines, alors qu’avant c’était le contraire, la place de la création par rapport à celle de la reprise était majeure. Une œuvre entre au répertoire à partir du moment où elle engendre un certain nombre de reprises à travers le temps. L’œuvre s’extrait de sa production d’origine et des tournées qui y étaient associées : elle est reprise ailleurs, dans d’autres mises en scènes, avec d’autres circuits de coproduction... et cela s’inscrit dans la durée. Le Saint François d’Assise de Messiaen est un exemple représentatif. En ce qui concerne Kaija Saariaho, on peut dire que toute son œuvre lyrique est en cours de patrimonialisation : elle est jouée souvent, et partout. Son premier opéra, L’Amour de loin, créé en 2000 au Festival de Salzbourg, fait déjà l’objet de reprises régulières dans d’autres mises en scènes. Pour Innocence, créé l’année dernière, il faut un peu de temps pour savoir si l’œuvre va s’inscrire au répertoire mais il y a fort à penser qu’elle aura la même destinée. C’est un phénomène assez rare pour la création contemporaine !
N.E. : Où se porte le désir d’une nouvelle création, sur un compositeur, sur un livre ?
T.P. : Avant tout sur le compositeur ou la compositrice. Mais il y a au Festival deux types de création assez distincts. Il y a d’abord, le plus souvent, une relation forte engagée par Pierre Audi avec un compositeur, qui va être à l’origine de projets au long cours. L’autre porte d’entrée est plus expérimentale, et s’adresse à des artistes plus jeunes, moins établis dans la profession, à partir d’un projet. Ces deux processus de création coexistent au Festival d’Aix-en-Provence.
N.E. : Comment s’illustrent-ils cette année ?
T.P. : Une commande a été faite, avec l’Opéra de Paris, à Pascal Dusapin, autour de la figure de Dante et de la Divine Comédie, sur un livret établi par Frédéric Boyer. C’est un projet représentatif, en gestation de longue durée, autour d’une œuvre majeure de la culture européenne. Le metteur en scène sera Claus Guth, la direction d’orchestre assurée par Kent Nagano. Parallèlement sera créé un opéra de la jeune compositrice libanaise Bushra El-Turk, déjà assez reconnue dans la profession. Ce projet a émané d’un réseau d’académies européennes consacrées à la création d’opéra. C’est là un autre aspect intéressant du Festival : veiller à la construction des générations à venir. Nous avons une Académie avec des résidences de composition, de musique de chambre, d’opéra etc. Cette Académie est incluse dans un réseau européen initié par le Festival appelé ENOA (European Network of Opera Academies), lieu d’incubation de projets. Celui dont je vous parle, Woman at Point Zero, est assez engagé : un opéra porté par cinq femmes – compositrice, librettiste, metteuse en scène, vidéaste et cheffe d’orchestre – et reposant sur l’adaptation d’un récit de la féministe égyptienne Nawal El Saadawi, récemment disparue. Il y est question de la place des femmes dans la société égyptienne de l’époque, situation forcément élargie à notre époque contemporaine. Outre le propos, traité de manière universelle, cela pose aussi la question de la place des femmes dans le processus de création opératique aujourd’hui. Conscients des difficultés qu’elles rencontrent, nous tentons de corriger des blocages parfois assez forts dans le milieu de la musique classique. Nous avons donc là deux créations assez caractéristiques : d’une part un opéra dû à un compositeur reconnu, avec un processus de création très ambitieux, autour d’une œuvre patrimoniale. D’autre part une création plus proche du théâtre musical, avec des représentantes brillantes de la nouvelle génération, dans un projet qui s’affirme comme engagé, avec un petit ensemble d’instrumentistes appartenant à des traditions différentes : instruments européens mais aussi orientaux et moyen-orientaux. Cela parle aussi de dialogue entre les cultures à travers la musique, et d’une volonté de renouveler le genre.
N.E. : Le Festival d’Aix serait donc aussi un laboratoire ?
T.P. : Exactement. Il faut poursuivre la belle aventure de l’opéra en tant qu’art total et magnifique, mais nous voulons offrir aussi un foyer de réflexion autour de la question qui nous anime tous : qu’est-ce que l’opéra aujourd’hui, et quel sera-t-il demain ? Il nous faut aborder de nouveaux sujets, inventer de nouveaux langages artistiques, construire de nouveaux circuits de collaboration, tester de nouveaux modes de travail. Ces deux aspects coexistent.