Entretien avec Aurélie Maestre, scénographe
Propos recueillis par Nadine Eghels
Nadine Eghels : Comment êtes-vous arrivée à la scénographie et d’opéra en particulier ?
Aurélie Maestre : Je viens d’un village près de Marseille et pour moi la connexion avec le monde de l’opéra n’était pas naturelle. Mais en CM1 la maîtresse nous a emmenés à l’opéra pour voir Lakmé. Cela m’a complètement fascinée, j’ai eu l’impression que j’étais faite pour cet univers-là... Puis j’ai oublié. J’ai fait des études scientifiques, puis je me suis intéressée au cinéma, enfin aux arts plastiques. Je suis entrée aux Arts déco où la section de scénographie avait été créée un an auparavant. J’ai suivi cette filière sous la houlette de Richard Peduzzi – avec qui je travaillerai plus tard au festival d’Aix-en-Provence comme assistante. À la fin de mes études, mon directeur de diplôme qui était Guy-Claude François, à qui l’on doit nombre de décors magnifiques pour la scène comme pour le cinéma, m’a encouragée à me présenter au festival d’Aix qui réouvrait avec Stéphane Lissner et une nouvelle équipe. Le directeur technique Félix Lefèvre m’a engagée et c’est ainsi que je me suis retrouvée dans ce milieu de l’opéra dont j’avais rêvé enfant.
N.E. : Y êtes-vous restée longtemps ?
A.M. : J’y suis entrée pour la saison 1998-99, et j’y ai fait mes armes ! J’ai travaillé au bureau d’études, suivi les constructions, étudié tous les détails techniques durant cinq saisons. Et surtout j’ai eu la chance d’y côtoyer des scénographes et des metteurs en scène qui m’ont beaucoup appris.
N.E. : Comment êtes-vous devenue scénographe indépendante ?
A.M. : Après une dizaine d’années, j’ai senti que j’étais prête à quitter l’assistanat pour me consacrer à ma propre création. Avec quelques compagnons, nous nous sommes lancés. Je travaillais avec trois ou quatre metteurs en scène, surtout avec Vincent Huguet pour l’opéra, Clément Hervieux-Léger et Daniel San Pedro avec la Compagnie des Petits champs pour le théâtre, et j’ai commencé récemment pour le ballet avec Bruno Boucher qui dirige les Ballets du Rhin. C’est très intéressant car pour les danseurs, le décor est un obstacle. Il faut donc l’envisager autrement.
N.E. : En quoi est-ce significativement différent de concevoir un décor pour l’opéra, habité par des chanteurs ?
A.M. : La taille est radicalement différente. Tant par les volumes que par les budgets. Ensuite, travailler avec des chanteurs signifie les aider pour leur voix. Au théâtre on peut avoir une cage de scène vide avec juste quelques éléments posés sur le plateau, les acteurs seront très à l’aise ; à l’opéra, si on place les chanteurs dans une cage de scène vide, on leur inflige une épreuve terrible car il n’y a aucune réflexion pour leur voix. Il faut mettre des éléments solides pour réfléchir les sons. Il faut des parois, des angles. Toutes les matières absorbantes sont proscrites. Même si aujourd’hui les chanteurs ont beaucoup évolué, et peuvent chanter la tête en bas ! Les contraintes ne sont pas les mêmes mais les budgets sont plus élevés, cela aide à trouver des solutions.
N.E. : En tant que scénographe d’opéra, quel est votre rapport à la musique, comment vous inspire-t-elle, va-t-elle influencer votre création ?
A.M. : D’abord, j’aime la musique ! Quand je travaille sur un opéra, j’en tiens énormément compte. La musique donne une couleur, exprime un sentiment, traduit une tension qui ne peuvent être antinomiques par rapport à celles qui se dégageront du décor. Mais souvent la musique arrive très tard, nous devons concevoir le décor et parfois même la mise en scène alors que la musique n’est pas terminée ! Nous avançons alors sur la base du livret, et réajustons au dernier moment si nécessaire. C’est ce qui s’est passé pour Des éclairs, l’opéra que Philippe Hersant a composé sur un livret de Jean Echenoz, d’après son roman homonyme.
N.E. : La musique est arrivée tardivement ?
A.M. : Oui, nous avions le livret retravaillé par le duo Echenoz / Hersant, mais pas la musique. Nous progressions à tâtons. Il y avait pas moins de 27 lieux en une heure quarante ! On ne savait pas si on aurait du temps pour les changements, si la musique serait forte ou douce, s’il y aurait des sons mécaniques qui pouvaient concorder avec certains éléments du décor ou s’il ne fallait pas en tenir compte... c’était assez déroutant !
N.E. : Comment votre travail se déroule-t-il ?
A.M. : Il y a d’abord pour moi une étape créative pure avec la conception du décor. J’imagine des ambiances, je commence à faire des croquis et des petites maquettes – beaucoup plus adaptées que les projections en 3D qui conviennent mal au travail scénographique. Je présente ensuite ces maquettes et croquis au metteur en scène. Débute alors un échange avec lui, parfois il me pousse à aller plus loin, parfois il est réticent et c’est à moi de le convaincre de la pertinence de mes propositions. Lorsque nous sommes d’accord, je fais une maquette définitive et des plans techniques, des coupes de tous les éléments, dessinés dans leur contexte, nourris d’allers-retours avec la direction
technique. Puis commence la construction en atelier et là encore j’interviens, je surveille l’avancement, on réajuste si nécessaire en tenant compte du budget, on trouve des solutions ou des alternatives. Enfin vient le travail esthétique, peinture sculpture etc. Évidemment, entre la maquette et la réalité, plusieurs phases d’adaptation sont nécessaires. C’est quand on arrive enfin sur le plateau qu’on s’aperçoit si on a vu juste, s’il y a des éléments dont on ne se servira pas, etc., si bien qu’au cours des répétitions, on adapte encore pour que le décor soit vraiment cohérent avec la mise en scène et qu’il convienne aux chanteurs. Mais ce sont là des micro-ajustements, en principe tout est conçu en amont.
N.E. : Est-ce que les nouvelles technologies prennent une place importante dans votre travail ?
A. M. : Très peu... mais on ne peut en faire abstraction. Dans la mise en scène de Don Giovanni pour laquelle je conçois actuellement la scénographie à Berlin, il est prévu que nous montrions du scrolling sur des sites de rencontres, qu’on voie des écrans figurant celui de son téléphone avec les échanges de messages, de photos etc... Il ne faut pas éviter les nouvelles technologies mais peut-être faut-il plutôt laisser davantage place à l’imagination. Pour moi l’usage de ces technologies est plus pertinent au cinéma ou dans les jeux vidéo. L’opéra n’est pas le terrain du réalisme.
N.E.: Parfois leur usage peut se justifier, pour évoquer un flash-back, un rêve, un ailleurs...
A.M. : Oui certes, mais souvent c’est paresseux. A contrario, dans la récente mise en scène des Damnés à la Comédie française, je trouve que les écrans, les rétro-captations ou les gros plans sur différentes scènes apportaient une dimension supplémentaire au spectacle en permettant de diversifier les points de vue. Mais il faut reconnaître que c’est souvent une solution de facilité : on recourt à la vidéo parce qu’on n’arrive pas à évoquer les choses autrement. Or le théâtre offre tellement de ressources...
N.E. : Le théâtre, l’opéra plus encore, est le royaume du faux. Comment vous situez-vous par rapport à l’utilisation pour les décors de « vrais » matériaux parfois très onéreux ?
A.M. : À une époque, les décors d’opéra étaient outrancièrement faux. Du très grossier faux marbre. Des trompe-l’œil exagérés. C’était tellement faux que cela en devenait grotesque. Et peu crédible. Des scénographes comme Richard Pedduzzi ont voulu contrer drastiquement cette tendance en réalisant par exemple leurs décors avec de vrais matériaux. Maintenant un équilibre s’est installé. L’opéra est le lieu de l’illusion totale. Il faut du faux. On ne peut pas percevoir à trente mètres qu’un marbre est faux ou vrai... mais si on met du vrai marbre, on ne le voit pas ! Pour qu’il puisse être perçu à trente mètres comme du marbre, il faut qu’il soit exagérément marbré ; donc faux ! Et là réside la magie de l’illusion théâtrale : rendre le faux plus vrai que le vrai.
N.E. : Mais cela pose alors un problème pour les captations vidéos...
A.M. : Exactement ! Comme aujourd’hui la plupart des opéras sont filmés et même diffusés en streaming, l’usage du gros plan fait que le faux marbre apparaît vraiment faux. Horriblement faux. Réalisme total sur le visage et le corps des chanteurs, fausseté éclatante des décors. Cela pose un vrai problème. Le scénographe va devoir choisir s’il fait un décor pour le public dans la salle ou pour celui qui regarde ce spectacle depuis son canapé. Moi je travaille plutôt pour l’œil du spectateur, pas pour celui de la caméra. Mais j’essaie de trouver le juste équilibre entre l’illusion optique et son rendu filmé, en acceptant un certain nombre de grossièretés à la caméra. Je choisis mon camp. Et continue à donner la priorité au public vivant. Ce qui est logique... pour le spectacle vivant !
N.E. : De toute façon, la caméra introduit déjà du faux par le cadrage et la sélection qu’il opère.
A.M. : Rien à l’opéra n’est fait pour la caméra, ni le décor, ni les costumes, ni les maquillages. Ni le chant. Tout ce qui se passe sur le plateau est confronté à cette tendance et il nous faut vraiment y résister, même si cela permet à un public élargi d’approcher le monde opératique et rapporte de l’argent aux maisons d’opéra. Je ne sais pas quelle est la solution, c’est un défi à relever pour les scénographes aujourd’hui.