Illusionnisme de la peinture

Par Lydia Harambourg, correspondante de la section de peinture

 

 

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Diego Velázquez (1599-1660), Las Meninas (Les demoiselles d’honneur), entre 1656 et 1657, huile sur toile, 318 x 276 cm. Musée du Prado, Madrid. Licence Creative Commons.

 

Suggérer le réel jusqu’à s’y méprendre, tel a été l’enjeu de la peinture occidentale pendant plusieurs siècles. Sa quête de la ressemblance avec la nature, sa confrontation visuelle avec les objets pour simuler leur réalité avec la pratique du trompe-l’œil qui l’a rendue encore plus troublante sont au cœur du réalisme dont le perfectionnement fut le but avoué que s’assigna progressivement l’art d’Occident dès le XVe siècle.

Dès son origine, l’œuvre peinte appartient au domaine de l’image par son recours à des moyens imitatifs de la nature grâce à des acquis plastiques, et pose le problème de son identité profonde. La Grèce antique fourmille d’exemples de peintures qui nous confondent dans l’illusion de la réalité : ainsi des oiseaux qui trompés par la ressemblance offerte par une peinture viennent becqueter dans la main d’un adolescent peints par Zeuxis avant de s’envoler effarés, ou encore l’habileté de Lysippe à reproduire les linéaments d’une abondante chevelure troublant le regardeur. Ce concept d’imitation, base des esthétiques à leur développement, Aristote l’a très vite revendiqué.

Deux mille ans plus tard, au crépuscule du Moyen âge et à l’aube de la Renaissance, la vision du monde change et avec elle la place de l’homme au sein de l’univers qu’il entend désormais régir et dominer. Devant son désir de le conquérir, de le plier à sa loi organisatrice et non plus divine, il met en action la puissance de la raison humaine. Il donnera ses propres lois pour saisir la richesse visuelle qui l’entoure, transmettre son apparence par des moyens que l’homme invente, marquant ainsi sa volonté d’être seul maître de l’univers.

Capturer l’image telle que notre regard s’en empare, capturer le motif offert par la Nature, modèle absolu et irremplaçable, exigeant qu’il se conforme à la vision perçue, sont au cœur d’une recherche plastique à partir de codes, qui sont autant de leurres, de subterfuges, car si la nature a ses lois, l’art a les siennes et se pose à lui-même son propre problème, celui d’organiser les éléments constitutifs de son langage. La volonté plastique consciente de la nécessité de la pensée soumet ses sentiments instinctifs aux rigueurs mathématiques. Comment passer du réel à la plastique et parvenir à l’illusion jusqu’au trompe-l’œil, passer de l’alchimie intellectuelle à l’alchimie picturale (la lumière et la matière nécessaires à l’élaboration de la pâte), des mathématiques à la picturalité ? La vraisemblance y plonge ses origines. 

 

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Le perspectographe de Dürer, image tirée du traité Instruction sur la manière de mesurer à la règle et au compas, 1525, d’Albrecht Dürer (1471-1528). Ce modèle, composé d’un écran et d’un œilleton est un appareillage simple appelé portillon. Ainsi Dürer parle de Durchsehung, c’est-à-dire « vue à travers ». Licence Creative Commons.

 

Les traités de perspective

Le développement des traités en Italie à la Renaissance, suite à De divina proportione de Fra Luca Pacioli (1505), apporte les réponses à cette double recherche de véracité et de crédibilité de l’image. Léonard de Vinci, un des premiers, a été soucieux des problèmes posés par la perspective, résolue par la section d’or pour un réalisme dont la fascination est sa raison d’être. Ainsi le principe initial de la section d’or ne serait plus à chercher dans une figure géométrique mais dans une proportion mathématique. Cette étude des proportions répond au désir de reconstituer l’apparence diversifiée de la réalité en partant d’un fondement unique et intelligible. Platon en pose les fondements ultérieurement développés par Piero della Francesca avec son traité De quinque corporibus (1492), dont les arcanes mettent le réalisme au centre de l’art. Le succès de la section d’or en témoigne en permettant de résoudre tout illusionnisme par son efficacité à concilier un principe simple (diviser une droite en deux segments de manière que le plus grand soit dans le même rapport avec l’ensemble que le plus petit avec le plus grand) aux conséquences aussi souples et variées selon la complexité déconcertante du cosmos. De sorte que le prétendu réalisme de beaucoup d’artistes ne tient qu’à la vraisemblance, que sous couvert d’un système de lignes et de volumes exigé par une volonté plastique se dissimule la notion de beauté, très vite au cœur du classicisme, tout en libérant des arrangements instinctifs. Ainsi Dürer et Ingres plus tard ne se contentent-ils pas de subir le réel, mais de l’infléchir par un inconscient tourmenté, tout comme Botticelli qui annonce le maniérisme.

L’emploi de la camera obscura est un autre moyen artificiel pour simuler une perspective avec son leurre visuel. Remontant à Aristote, interrogé par Leonard, ce procédé auquel Vermeer a pu recourir sera utilisé par les vedutistes vénitiens, Canaletto, Bellotto, Guardi.

 

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Hans Holbein le Jeune (1497-1543), Les Ambassadeurs, 1533, 207 x 209 cm. Au premier plan une anamorphose, se révélant être un crâne humain, telles les vanités de l’époque. National Gallery, Londres. Licence Creative Commons.

 

L’illusionnisme au-delà des apparences.

Le réalisme prestigieux de Jan Van Eyck se complète de l’introduction du miroir dont Léonard explique « comment le miroir est le maître des peintres » (manuscrit 2038 BN f°24 verso). Simultanément plan et suggérant le relief, le miroir est le réceptacle du réel dont il capture l’image qui instrumentalise l’imaginaire. L’imitation bascule dans le trompe-l’œil pour une évasion dans le temps et l’espace. La glace est un éphémère lieu de passage et déclenche un mystère qui prendra fin avec l’enregistrement mécanique et définitif de la photographie. Les exemples sont nombreux : dans les Flandres avec Van Eyck (Les Arnolfini, National Gallery, Londres), Quentin Matsys (Les Banquiers, Louvre), puis Vermeer, et en Espagne Velasquez dont Les Ménines (1656 Prado, Madrid) inversent notre perception spatiale par la surenchère d’une triple vision, close dans le format délimité du cadre. Dans ce tableau d’une complexité rigoureusement pensée, qui regarde qui ? Le couple royal entré dans l’atelier du peintre regarde l’Infante en train d’être peinte, tandis que nous-mêmes sommes rejetés hors de cet espace fictif.

 

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Jan van Eyck (circa 1390 –1441), Les Époux Arnolfini, 1434, huile sur bois, 82,2 × 60 cm.
National Gallery, Londres. Licence Creative Commons.
 
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Jan van Eyck (circa 1390 –1441), Les Époux Arnolfini (détail), 1434, huile sur bois, 82,2 × 60 cm.
National Gallery, Londres. Licence Creative Commons.

 

Derrière cette pellicule de réalité, que croyons-nous voir ? En même temps qu’elle nous rend sensible une image, celle-ci ne nous masque-t-elle pas son essence véritable ? À savoir la Peinture. Si le tableau existe par ses lois, nul ne peut affirmer qu’au-delà de sa consistance visible, il ne soit doté d’un arrière-plan psychologique, spirituel et qu’il ouvre sur une « autre dimension ».

Le recours aux savants calculs pour des perspectives troublantes rendues plausibles par un métier où la pâte picturale contribue à suggérer la profondeur, reflet menteur de l’espace, est à la mesure d’un réalisme si prisé qu’il s’est perpétué pendant plusieurs siècles.

Et pourtant des peintres portaient en eux d’autres qualités plus secrètes qui font toute la différence entre l’habileté et l’incarnation. Ainsi la célébrité, provisoire, a-t-elle été accordée à Gérard Dou devançant son maître Rembrandt, à Meissonier plutôt que Manet avant un renversement des valeurs. Une connaissance initiatique, une pensée éveillée, habitée par l’esprit, sauront franchir cette vitre du réalisme. Un réel attentif à saisir la beauté dans la richesse déroutante d’une nature touffue dont l’artiste nous transmet aussi l’illusionnisme.

Alors où est le vrai ? « La peinture muette parle sur le mur » observait dès le IVe siècle Grégoire de Nysse. Aussi réaliste qu’il souhaite être, l’artiste qui a planté son chevalet devant le motif et recourt à la transcription qu’il souhaite la plus exacte, la plus conforme à sa vision, transmettra une réalité parallèle, qui porte à égalité de son modèle sa vérité illusionniste parce qu’issue de la rencontre unique du peintre avec la toile, de la ligne, de la couleur, de la matière avec le sujet.
Ainsi pourrait-on paraphraser Mallarmé : « vide tableau que sa blancheur défend ».