L’illusion ultime

Par Frédéric Mitterrand, membre de la section cinéma et audiovisuel

 

 

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Georges Méliès (1861-1938), image extraite du Voyage dans la lune (1902), dans une version colorisée par ses ateliers, récemment restaurée. Lobster Foundation / Groupama - Fondation Gan pour le cinéma.

 

« Les ombres électriques », tel était le nom du cinéma, lorsqu’il est apparu en Chine, au temps où « Les Films Lumière » inventaient le travelling en juchant la caméra sur un tramway parcourant Pékin, la capitale impériale. Tout est déjà là : l’illusion de pouvoir commander aux variations du jour et de la nuit, celle du progrès apporté par l’usage d’une source d’énergie, nouvelle et mystérieuse et celle de se déplacer dans une ville immense et au milieu d’une foule asiatique, sans se déplacer de son fauteuil au balcon d’une salle des boulevards parisiens.

On raconte que parmi les premiers spectateurs du Train entrant en gare de la Ciotat en 1895, certains prirent la fuite en croyant qu’il allait les écraser, un peu comme les petits congolais dans Tintin qui passent derrière l’écran pour voir « en vrai » les personnages qui s’agitaient sur la toile et s’en retournent, surpris et déçus, en se demandant où ils ont bien pu passer.

On regarde la peinture, on caresse la sculpture, on écoute la musique, on devine des maisons qui n’existent pas encore, avec le cinéma on participe. Tout art est un mensonge qui transfigure le réel et lui confère, même quand il est affreux, une beauté qui nous aide à vivre. Le cinéma n’échappe pas à la règle, il est l’expression la plus sophistiquée de ce mensonge qui nous rassemble dans une salle obscure pour partager nos émotions avec des inconnus comme avec des amis. Un mensonge si efficace que l’on a le sentiment de rejoindre ces inconnus même lorsqu’on se retrouve seul devant l’écran de son téléviseur. D’ailleurs on parle si souvent des films que l’on a vus avec ses proches, on lit tant d’articles et de livres à leur sujet, on confronte avec une telle ferveur les souvenirs que nous laissent les films, pour ne pas se sentir seuls...

Le mensonge du cinéma est peut-être le plus émouvant d’entre tous quand un mélo de Douglas Sirk nous fait pleurer, le plus délicieux quand Charlot nous faire rire, le plus angoissant dès que Frankenstein s’approche, le plus dangereux aussi quand Leni Riefenstahl met en scène le cauchemar mortifère du nazisme en lui donnant la superbe apparence de la grandeur et de la gloire. Toute l’histoire du cinéma et de la multitude infinie des films que l’on pourrait citer est l’histoire de ce mensonge.

C’est un mensonge particulièrement pervers parce que l’on y croit, dur comme fer, tout en sachant parfaitement que c’est quand même un mensonge. Qui n’a pas frémi aux suspens de ce délicieux sadique d’Hitchcock en se projetant vraiment dans l’intrigue d’un film qu’il nous raconte, sans oublier pour autant qu’elle est fausse ? Complètement fausse, on n’a jamais assassiné personne, on ne serrera jamais Grâce Kelly dans nos bras même si on a retenu tout de même qu’il y a des oiseaux dont il est peut-être plus sage de se méfier !

 

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« The Baron will see me home », affiche promotionnelle du film Camille (Le roman de Marguerite Gauthier), 1936, réalisé par Georges Cukor, avec Greta Garbo et Robert Taylor.

 

Au cinéma, nous sommes les otages volontaires de l’imagination de quelqu’un d’autre, les complices éphémères d’une histoire qui pourrait être la nôtre et qui ne l’est pourtant pas. On se voudrait Bruce Lee, Jean Gabin ou Fred Astaire avant de se retrouver dans le métro ou de s’échiner à comprendre la notice de sa machine à laver. Les retours de cinéma sont souvent tristes comme le disait si bien Fellini, avec cette atmosphère de rafle quand les spectateurs sortent de la salle et s’éparpillent dans la rue.

Le pire dans le mensonge du cinéma, c’est qu’il fonctionne en empruntant le chemin incompréhensible et secret de nos rêves quand ils nous annoncent quelque chose et qu’on ne sait pas quoi. Il faut se reporter à l’extraordinaire Écran démoniaque de Lotte Eisner pour comprendre à quel point les films allemands des années vingt annonçaient Hitler. Goebbels était aussi un grand cinéphile. Et il y a tant d’autres exemples dont le merveilleux Marc Ferro faisait la matière de ses cours à la Sorbonne.

 

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Les « bébés dinosaures » choyés par l’équipe des effets spéciaux sur le film Jurassic World, le monde d’après, 2022, réalisé par Colin Trevorrow. Photo Universal Pictures.

 

Les progrès inouïs des trucages ont encore augmenté la puissance du mensonge. On rigolait franchement devant Le voyage dans la lune de Méliès avec des dames en corset 1900 et des sélénites barbus. C’était d’ailleurs l’intention du magicien. On ne rigole plus du tout quand les extraterrestres de la guerre des étoiles se livrent à des combats fantastiques dans les espaces sidéraux infinis. Et si ça allait vraiment se passer comme ça ? Le premier bond en avant des trucages, ce fut l’invention du parlant. « Garbo Talks » et ce fut un séisme : la Divine venait nous susurrer à l’oreille sans descendre de son piédestal. Depuis, les ordinateurs ont complété le boulot en repoussant à l’infini les limites du trucage. Il y a encore forcément des dinosaures sur la terre puisque Steven Spielberg les a retrouvés à « Jurassic Park ». Pas la peine d’aller les chercher au zoo, ils sont bien là, quelque part, tout près de nous, sur les écrans.

On a besoin de mensonges pour vivre et pour ne pas penser tout le temps à la mort inéluctable qui nous menace. Les mensonges se construisent sur des illusions et le cinéma c’est l’illusion ultime.