Nadine Eghels : Comment êtes-vous arrivé à photographier l’architecture ?
Michel Denancé : Je suis architecte de formation mais je n’ai jamais travaillé en agence. Dès la troisième année j’ai deviné que je ne construirais pas, j’ai poursuivi parce que l’architecture et les questions qu’elle pose m’intéressaient, et il me semblait qu’une formation d’architecte n’emmenait pas forcément vers la construction. Comme parallèlement à mes études j’étais journaliste à mi-temps à Ouest-France, la suite logique aurait dû être la presse spécialisée.
N.E. : Comment la photo est-elle arrivée ?
M.D. : Par hasard ! La photo me passionnait et mes sujets privilégiés étaient l’architecture et la ville, mais je n’avais jamais imaginé en faire un métier. Un jour, un ami qui travaillait à l’agence de Renzo Piano m’a proposé de venir photographier une maquette. J’habitais Nantes, j’ai loué un studio de prises de vues à Paris, mon travail a été apprécié, j’ai moi-même pris plaisir à le faire, alors j’ai décidé de poursuivre.
Ma première référence était prestigieuse et encourageante mais je ne sais pas proposer mes services. Je peux remercier les maquettistes qui suggéraient mon nom, ils m’ont permis de tenir pendant les deux premières années et puis les architectes qui me faisaient confiance pour documenter leurs maquettes ont commencé à me confier aussi leurs réalisations. J’ai même aujourd’hui la chance de travailler pour deux des architectes académiciens : Dominique Perrault et Bernard Desmoulin.
N.E. : Avez-vous avec eux également un compagnonnage « au long cours », comme avec Renzo Piano pour qui vous travaillez toujours ?
M.D. : Je travaille pour des agences dont la taille et la notoriété sont très variables. Avec certains architectes, comme Bernard Desmoulin, ce compagnonnage dure depuis une trentaine d’années. D’autres ne souhaitent pas recourir systématiquement au même photographe pour chacun de leur projet ou délèguent le choix du photographe à leur agence de com. Je m’adapte, mais c’est vrai que j’aime bien qu’une relation s’installe dans la durée, qu’une confiance réciproque s’instaure, tant sur le plan professionnel que sur le plan humain.
N.E. : Comment a évolué votre travail ?
M.D. : Au début des années 90 la communication autour d’un projet, particulièrement à l’agence Piano, utilisait volontiers la photo de maquette. Après avoir été privilégiée, celle-ci a dû apprendre à cohabiter avec les images de synthèse, et elle a finalement été évincée par ces images, plus riches d’informations mais peut-être trop réalistes, trop définitives, sollicitant moins l’imagination. Aujourd’hui cette partie de mon activité n’est plus qu’occasionnelle, le plus souvent je photographie des bâtiments au moment de leur livraison.
N.E. : Comment procédez-vous ?
M.D. : J’ai travaillé exclusivement à la chambre argentique 4 x 5 inches pendant vingt ans, jusqu’à ce que le numérique atteigne la même qualité. Aujourd’hui il permet d’aller plus loin que ne le permettait l’argentique, notamment – et c’est très précieux pour représenter l’architecture – parce qu’il sait sauvegarder davantage d’informations à la fois dans les zones très sombres et les zones très claires. Cependant j’ai gardé de la pratique de la chambre la façon d’appréhender le bâtiment. Je me déplace à la recherche des bons points de vue et seulement une fois que j’en valide un j’installe l’appareil, le cadre est fait avant que je le retrouve dans le viseur. De même je ne fais pas énormément d’images, il me semble que le photographe doit sélectionner ses angles dès la prise de vue et ne pas reporter à plus tard ce choix, devant l’écran ou en le déléguant à l’architecte. Je préfère limiter le nombre de photos et me donner plus de temps pour chaque angle retenu, avec l’espoir de l’avoir exploité au meilleur moment.
N.E : Photographier une maquette ou un bâtiment, est-ce la même démarche ?
M.D. : Le regard sur le sujet et l’image espérée sont très proches mais les contextes diffèrent totalement. Devant une maquette le photographe est un démiurge qui fait sa lumière, s’installe où il veut et n’est pas soumis à nombre de contraintes imposées par la vraie vie, la vraie ville. À l’inverse, face à un bâtiment, il doit accepter la position du soleil et les nuages malvenus, se contenter d’un faible recul, tenter de trouver un point haut, essayer d’échapper aux volumes parasites et aux ombres des bâtiments voisins, attendre que le camion arrêté reparte, déplacer des poubelles...
Maquette ou bâtiment, il ne s’agit pas uniquement de photographier un objet sous son plus beau jour. Un bâtiment est à la fois un volume défini par ses parois, un lieu de vie installé dans un site et la somme des intentions de son architecte. Un reportage tentera de retenir l’ensemble de ces données. }
La photographie d’architecture est au carrefour de plusieurs familles de la photographie : photographie documentaire ou scientifique, photographie publicitaire et pourquoi pas photographie de rue. En effet, elle doit permettre à quelqu’un qui n’a pas vu le bâtiment de savoir à quoi il ressemble et comment il s’organise, elle doit aussi le rendre séduisant, et c’est encore mieux si se dégage de l’ensemble une ambiance singulière.
N.E. : Photographiez-vous aussi les chantiers, la construction en cours ?
M.D. : C’est une demande devenue assez rare, mais cela arrive, quelques mois ou quelques semaines avant que le bâtiment soit terminé, pour des impératifs de communication, ou bien à un moment-clé ou spectaculaire de la construction. Certaines photos de chantiers, réalisées à des moments exceptionnels, permettent de comprendre la structure, la répartition des volumes, et ces photos peuvent continuer à participer à la communication du projet bien après sa livraison. Les photos du chantier de l’aérogare du Kansaï, par exemple, montrent un squelette magnifique et complexe, une structure composée de multiples pièces et articulations, justifiées à la fois par la forme finale et les contraintes sismiques. Ce squelette n’est plus que partiellement visible dans le bâtiment achevé.
N.E. : Préférez-vous photographier les bâtiments vides, ou souhaitez-vous une présence humaine ? Vous en remettez-vous au souhait de l’architecte, par exemple de Renzo Piano, qui construit aux quatre coins du monde ?
M.D. : Je crois que c’est l’architecte le plus exigeant, et ce depuis le début, quant à la présence humaine. « La gente, Michel, la gente ! ». Les photos d’architecture étaient beaucoup plus vides il y a encore quinze ou vingt ans, entre autres parce que techniquement, en argentique et à la chambre, c’était plus difficile d’attraper les passants, en intérieur particulièrement, mais aussi parce que la plupart des revues et nombre d’architectes ne réclamaient pas forcément une présence humaine dans les photos. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Si le contexte le permet, je préfère, pour les extérieurs, inclure des piétons, des cyclistes, des chiens et des poussettes, et pour les intérieurs des habitants ou usagers. Pour indiquer l’échelle, mais aussi pour obliger l’œil à se déplacer dans l’image. Si par bonheur il y a quelqu’un sur la passerelle, sur la terrasse, dans un couloir, derrière une fenêtre, dans un escalier, l’architecture sera plus lisible. Le regard se déplacera dans l’image, peut-être un petit début de promenade architecturale... Mais le passant est parfois rare, ou décevant quand il refuse d’aller au bon endroit. Il m’arrive de demander à des gens de faire un petit détour, de bien vouloir marcher lentement quand la lumière devient faible, mais ça ne fonctionne pas à tous les coups. Si je suis accompagné par l’architecte, il sera aussi sollicité et il m’arrive de faire moi-même la silhouette si vraiment personne ne passe, en utilisant le retardateur et en courant. C’est alors que je regrette de ne pas avoir d’assistant.
N.E. : En quoi la photographie d’ouvrages d’art est-elle spécifique ?
M.D. : Dans le cas des ponts, la difficulté à trouver l’endroit où s’installer est plus grande que pour un bâtiment. S’il existe un autre pont pas trop loin du nouveau il permettra de faire une vue générale en élévation mais probablement au téléobjectif, et plus près il faudra se contenter des quais ou des rives et à l’inverse opter pour un grand angle alors qu’une focale plus calme aurait été préférable. Une courte passerelle ou un long pont ne posent évidemment pas les mêmes problèmes. Il y a quelques années j’ai photographié le dernier pont sur le Bosphore à l’endroit où il rencontre la Mer Noire. Plus de deux kilomètres et des pylônes de 320 m. Il faut repérer tous les sites potentiels sur une carte et essayer toutes les routes possibles. Et on finit par trouver de bons points de vue, mais c’est la géographie des lieux qui les impose. À cette première collecte de photos j’ai pu ajouter une série réalisée depuis un bateau et une autre depuis un hélicoptère. À la fin le reportage était complet, mais c’est la seule fois où j’ai disposé de tels moyens.
N.E. : Finalement, pont ou bâtiment, l’important c’est le lieu où l’on se place. L’origine du regard.
M.D. : Le bon point de vue au bon moment, comme pour le reportage en général, et c’est vrai aussi pour les photos de famille... Le bon endroit où s’installer peut apparaître immédiatement et s’avérer très accessible, mais parfois il faut aller le chercher ailleurs que dans la rue et tenter de se faire accueillir dans un appartement ou un bureau, accéder à un toit d’immeuble ou profiter d’une grue ou d’une nacelle de nettoyage.
N.E. : Si la photo d’architecture répond d’abord à une exigence documentaire, voire pédagogique, comment y préserver votre part créatrice ? Comment faire œuvre sur l’œuvre ?
M.D. : Travailler pour des architectes nécessite un ego raisonnable... En acceptant une commande je me mets au service de l’architecte commanditaire et de son œuvre. Je ne dirai pas que je vends ma force de travail mais que je loue mon regard et ma technique. Ce contrat de mercenaire me convient parfaitement. Quand je veux m’émanciper et me libérer de ces contraintes, je réalise des travaux personnels.
La photographie d’architecture est très codée et pourtant deux photographes soumis à ces mêmes codes produiront des reportages différents, chacun ayant sa propre sensibilité, ses propres priorités. Le choix du point de vue, du moment, la recherche de certaines lumières, l’attention au contexte, la patience, les préférences d’objectifs, le travail en postproduction constituent autant d’occasions de se démarquer. Néanmoins ma volonté n’est pas de signer chaque photo, ce qui voudrait dire se répéter systématiquement, mais de fournir un corpus d’images qui documente au mieux le projet et essaie simultanément d’y associer une sorte d’esprit du lieu.