Donner une perception de l’unique au moyen de la reproduction

Par Marc Mimram, ingénieur et architecte

 

 

Auteur inconnu, Pont Alexandre III, Paris (7 e et 8 e arr.), pose des voussoirs en acier, vers 1898
Auteur inconnu, Pont Alexandre III, Paris (7e et 8e arr.), pose des voussoirs en acier, vers 1898. École nationale des ponts et chaussées, Bibliothèque nationale de France.

 

L’architecture se représente.

Elle se représente à travers différents médias, souvent dans le champ du virtuel. Les images de synthèse sont peu synthétiques, elle permettent de construire « une vérité alternative » où le soleil se lèverait à l’ouest, où la matérialité ferait corps avec le Metavers, sans plaisir tactile mais avec toutes sortes de réflexivité, où les perspectives seraient aussi fuyantes que la virtuosité du projeteur. Ici, tous les moyens sont bons pour fuir le réel... Ce travestissement touche aujourd’hui un autre media : la photographie.

Le rajeunissement des starlettes dans les magazines people semble être une nécessité absolue, comme pour prévenir toutes formes de vieillissement. Le temps s’absenterait de la vie des humains comme il le ferait de la texture des bâtiments dématérialisés. Photoshop nous précipite dans un monde virtuel où les œuvres construites laissent glisser les traces du temps comme elles oublient les marques des mains qui les ont façonnées en préférant les réflexions verrières des peaux pelliculaires. Les rides disparaissent, laissant place à des peaux tendues à la limite de la rupture. Les fissures des ouvrages maçonnés comme la rouille des structures métalliques disparaissent, indifférentes aux intempéries et à l’usure du temps.

La photographie d’architecture doit permettre de rendre compte de cela, de dire que l’architecture est vivante, construite. Qu’elle n’est pas une image virtuelle mais le fruit de multiples savoir-faire, d’un travail humain ou industriel toujours imparfait. Elle est même la mémoire construite de ce travail, parfois dur, épuisant et dont le projet rend compte dans sa matérialité : l’architecture comme expression de cette attention au monde dans sa transformation.

Pour cette raison, la photographie d’architecture n’est que l’instantané d’un long processus qui du chantier à la vie d’après (après le moment de la livraison de l’édifice) expose de manière sensible un regard situé.

 

Le chantier, fabrique de la pensée

L’architecture n’est pas l’édification d’une image virtuelle par un constructeur absent de la conception. Elle agrège le construit et la pensée en projet.

Et puisqu’il faut penser la fabrique, pourquoi ne pas considérer le chantier comme un outil de fabrique de la pensée.

La photographie d’architecture est un formidable media pour rendre compte de cette merveilleuse condition, de ces moments de la fabrique qui sont autant de moments qui préparent la pensée. On y trouve des évènements, des méthodes, des moyens de levage, des échafaudages, des morceaux d’un tout à venir. Ces moments éphémères sont autant de conditions du projet et souvent des conditions locales. Le lieu, le milieu, la société, l’époque sont ici gravés sur la pellicule. La photographie d’Atget nous montre ces moments de silence dans la ville au réveil, l’homme est absent.

La technique conditionne l’œuvre photographique. Les images du chantier du métro de Paris nous rapportent ces moments incroyables où la ville était éventrée, où la Seine était gelée pour immerger les passages sous le fleuve à la station Saint Michel, où la Tour grouillait de ces ouvriers acrobates, peintres ou riveteurs.

On ne construit évidemment plus comme au XIXe siècle, on ne construit évidemment pas de la même manière à Shenzen ou à Paris.

Tout cela vaut bien davantage que le compte rendu historique, cela donne à ces moments retenus, à ces constructions éphémères, un sens qui s’inscrit dans la mémoire du chantier que signifie le projet construit. Cela permet même parfois d’imaginer un autre projet que celui que l’on voit réaliser.

Je ne sais si les photos du chantier du pont Alexandre III, où l’on voit les ouvriers mettre en œuvre sur un cintre les voussoirs métalliques de l’arc qu’ils parcourent, m’ont permis d’imaginer le dispositif de la passerelle Solferino, ou bien si elles m’ont conforté dans la conviction que cela était possible, mais je les ai en mémoire de manière précise, claire et permanente. Parcourir le vide de la structure, comme les ouvriers parcourant les poutres de lançage du pont, voilà une réalité éphémère que la photographie a rendue tangible, inspirante, constructive... d’un projet à venir. }

 

La Passerelle des deux rives, entre Strasbourg et Kehl, sur le Rhin, 2004. Marc Mimram architecte. Photo Gabriele Basilico
la Passerelle des deux rives, entre Strasbourg et Kehl, sur le Rhin, 2004. Marc Mimram architecte. Photo Gabriele Basilico

 

La vie d’après

Souvent la photographie d’architecture se présente comme un outil promotionnel de la production architecturale au moment précis où on livre le bâtiment terminé ou, comme l’on dit sans sourire, achevé.

Mais si cet instantané permet le plus souvent de voir le chemin parcouru entre les images de synthèse, les perspectives 3D du projet virtuel et sa réalité construite, et dans ce domaine on va de surprises en infamies, il semble comme un moment arrêté, une sorte de point final avant que le projet ne naisse à la vie de ses habitants. Cette vie d’après la construction, alors que le projet exprime réellement sa raison, son habitabilité, et installe son dialogue avec l’environnement, le paysage qui l’accueille. Et bien sûr c’est une confrontation avec le réel mais aussi avec la réalité du temps. Préparer les ruines, les belles ruines disait-on, mais surtout accepter la métamorphose qu’opère le temps sur la matière. Et ne pas faire mourir le projet au moment où il prend vie par ceux pour qui il est conçu, habitant et citoyen, domesticité ou espace public, infrastructure ou bâtiment.

Faire sortir ces images entrées dans la chambre obscure pour quitter cet « aura » que décrit Walter Benjamin dans sa Petite histoire de la photographie.

La photo d’architecture peut ainsi laisser vieillir les projets, faire vivre ces constructions par et avec ceux qui les habitent. Elle rend explicite la nature située du projet.

Puisque tout projet d’infrastructure est l’expression d’une situation, d’un dialogue avec le paysage où il prend place, qui le façonne et qu’il façonne, la photographie est l’outil le plus juste afin d’éclairer sans artifice cette hypothèse fondatrice.

Aussi pour les ouvrages d’art la lumière doit être tranchante, sans emphase sous des cieux trop chargés, et l’horizon qu’il soit urbain ou rural, construit ou naturel, doit inscrire l’ouvrage entre ciel et terre.

Il s’agit ici de gravité.

 

Pont Zhong Sheng Da Dao, à Singapour, Chine, 2012. Marc Mimram architecte. Photo Erieta Attali
Pont Zhong Sheng Da Dao, à Singapour, Chine, 2012. Marc Mimram architecte. Photo Erieta Attali.

 

La ligne d’horizon marque cette limite que l’ouvrage formalise entre cheminement des forces, tensions, ancrages. La photographie doit donc éviter les bavardages pour se concentrer sur la matière sous contrainte, sur la fabrique en géométrie, sur la portée parcourue, sur le chemin des hommes comme en lévitation sur cette structure fragile tendue entre les rives du franchissement.

Je me réfère à deux photographes qui inscrivent leur travail dans une vision large de l’environnement, dans un regard ouvert sur le paysage.

Lorsque Gabriele Basilico photographie la Passerelle entre Strasbourg et Kehl, il procède comme à son habitude, sans pittoresque. Une forme de compte rendu de la transformation urbaine en cours. Les photos sont tendues et contrastées comme la mutation du paysage qui s’opère avec la mise en place de cette structure de franchissement. La passerelle, objet de la photo, n’est pas isolée mais inscrite à grande échelle dans la géographie qui l’accueille et qu’elle transforme radicalement.

Erieta Attali est une photographe de la périphérie, des territoires de l’extrême, des grands paysages soumis aux conditions les plus fortes. Lorsqu’elle photographie la passerelle Solferino dans la Seine en crue, elle conte le rapport au fleuve dans une situation certes exceptionnelle mais qui révèle l’attachement de l’ouvrage à ses limites spécifiques, les forces qui le traversent, sa résistance. La beauté de ce moment éphémère qui donne sens à ce dialogue toujours renouvelé avec le paysage.

Lorsqu’elle photographie le pont Zhong Sheng de Tianjin, elle donne à lire tout à la fois l’extraordinaire de ces coques massives de béton qui semblent flotter sur les eaux du lac et la transformation du territoire chinois en prise à une explosion urbaine incontrôlée. Le calme apparent, la douceur de cette construction matriarcale en prise avec l’explosion sociale et urbaine.

Ces photographies doivent être aussi puissantes que le bouleversement apporté par l’installation de ces ouvrages construits dans le paysage. Chaque ouvrage est particulier, rien n’est générique, déplaçable, reproductible.

En paraphrasant Walter Benjamin, la photographie d’architecture permet de « donner une perception de l’unique (celle de l’objet architectural) au moyen de la reproduction... ».

 

 

La passerelle Léopold-Sédar-Senghor, anciennement passerelle Solférino
« Un jour de 1999, j’ai demandé à Willy Ronis s’il était envisageable qu’il vienne photographier la passerelle Solférino. À ma grande surprise, il a accepté, et semblait heureux de cette proposition. Il est venu, nous avons arpenté le quai en conversant. Soudain, tout en marchant, il a sorti son appareil photo de sa poche. En continuant d’avancer, il a pris trois photos. Pas une de plus. Nous avons cheminé encore quelques minutes, puis je l’ai raccompagné chez lui. C’est tout.
Ce regard instantané a produit quelque chose de très différent de toutes les autres images. Me fascine dans cette photo, la façon dont la passerelle se détache du bâtiment, de l’autre côté du fleuve, avec cette langue de ciel qui s’insinue, comme un fil, et descend jusqu’à l’eau. Cette tension montre que l’ouvrage, urbain, est autonome dans sa relation au ciel et à l’eau. C’était deux ou trois jours avant la fin du chantier. Comment a-t-il a pu saisir cela. En une seconde. Cet ancrage. Et surtout, je me souviens du geste. Unique. Précis. Je ne peux imaginer que ce soit le fruit du hasard. Vingt-quatre ans plus tard, j’y pense toujours. »
M.M.


Willy Ronis, La passerelle Léopold-Sédar-Senghor, anciennement passerelle Solférino, 1997-1999.
Marc Mimram architecte.