Le sacré dans la conscience de l’histoire humaine

Entretien avec Ernest Pignon-Ernest, membre de la section de peinture de l'Académie des beaux-arts
Propos recueillis par Nadine Eghels

 

 

Ernest Pignon-Ernest, Extases, les Mystiques, 2020, Église des Célestins à Avignon.
Ernest Pignon-Ernest, Extases, les Mystiques, 2020, Église des Célestins à Avignon.
© Ernest Pignon-Ernest

 

Nadine Eghels : Une dimension de sacré traverse votre travail, au moins en partie. Comment en êtes-vous arrivé là, même si cela ne répondait pas à une volonté consciente ?

Ernest Pignon-Ernest : À l’origine, il y a un travail assez particulier. Au retour de La Havane j’ai conçu un « Concert Baroque » avec mes amis du festival d’Uzeste. Installé durant plusieurs jours dans la forêt j’ai fait ce constat que je n’avais jamais travaillé que des espaces urbains. S’est imposée l’idée d’aborder la forêt, le monde végétal comme je le fais des villes, c’est-à-dire en tentant d’appréhender à la fois ce qui se voit et simultanément de saisir ce qui ne se voit pas ou ne se voit plus. Pour les villes il s’agit essentiellement de l’histoire, dans la forêt cela m’a amené à ce miracle qu’est la photosynthèse. De là sont nées (après un long travail avec le biologiste Claude Gudin) ces sculptures, vivantes comme des plantes : des corps végétaux d’hommes et de femmes constitués d’une accumulation de cellules végétales immobilisées dans un polymère. Avec toutes les fonctions chlorophylliennes : il fallait les arroser. Je les ai présentées accrochées dans les arbres au Jardin des Plantes de Paris et dans les jardins à la Biennale de Venise.

 

N.E. : Comment cela vous amène-t-il au sacré ?

E. P.-E. : Au fond le sacré était là déjà. Mais il m’est apparu que travaillant avec une découverte de la biotechnologie de pointe du XXIe siècle, je répétais un des mythes les plus anciens, des plus universels : l’humain né du végétal, Narcisse, Daphné, Jessé...

J’ai peut-être pris, là, conscience de l’importance du mythologique, du sacré. J’ai alors ressenti, travaillant comme je le fais sur l’image de l’homme, l’absence de culture religieuse comme un manque. C’est probablement ce qui m’a entraîné à choisir ensuite des thèmes qui m’ont amené à interroger ce qui fonde ma culture méditerranéenne et latine.

J’avais envisagé un parcours qui partirait de la Grèce (La lettre au Greco de Kazantzákis), mais par hasard une émission sur la musique napolitaine m’a révélé l’extraordinaire complexité de cette cité : Gesualdo, Pergolèse, Cimarosa et en même temps O Sole mio ! À la fois si sophistiqué et si populaire... J’ai décidé de partir pour cette ville qui les avait suscités.

 

N.E. : Que cherchiez-vous à Naples ?

E. P.-E. : À Naples, comme nous le conte l’Énéide, l’enfer est sous la ville. Chez Virgile, Laurent Gaudé ou Erri de Luca, on retrouve cette caverne infernale. Le sacré est là sous la terre. Une présence de la mort à la fois constante et exubérante. J’ai tenté d’interroger les images de la mort que sécrète depuis deux mille ans cette ville coincée entre deux volcans.

À Naples l’histoire ne s’efface pas, s’y superposent mythologies grecque, romaine, chrétienne. La Piéta est déjà dans le corps blessé d’Anodis veillé par Aphrodite. J’y suis arrivé en 1988 et j’y ai travaillé jusqu’en 1995. Niçois, j’y trouvais comme une familiarité ancienne... ce sentiment, en marchant à Cumes dans l’antre de la Sibylle, de retrouvailles avec des origines immémoriales.

 

Se torno... Scampia / Napoli, 2015. © Ernest Pignon-Ernest
Ernest Pignon-Ernest, Se torno... Scampia / Napoli, 2015.
© Ernest Pignon-Ernest

 

N.E. : En quoi consistait ce travail ?

E. P.-E. : J’ai réalisé des centaines d’images toutes sur du papier journal, chute de rotative, pauvre et fragile, parfois de grands dessins à la pierre noire conçus en fonction de lieu précis et d’autres fois, selon le thème abordé, des sérigraphies tirées à quelques dizaines d’exemplaires qui me permettaient de tracer des parcours symboliques à travers la ville. Références aux grandes pestes, aux éruptions du Vésuve, à l’œuvre de Caravage, aux cultes païens et chrétiens que porte aux ténèbres cette cité ensoleillée.

Mes images naissent d’une appréhension approfondie du lieu dans lesquels je vais les inscrire, de son espace, de son histoire, de sa lumière. Par exemple, pour une de mes images référence aux épidémies, un homme porte un corps sur son dos, j’ai collé plusieurs dizaines de cette sérigraphie dans des lieux symboliques, uniquement dans des rues pavées d’énormes dalles noires. Je savais en réalisant cette image que ces mètres carrés de puissante pierre noire feraient partie du dessin, que la main fragile du cadavre, imprimée sur ce papier fragile, reposerait sur ces dalles noires intemporelles taillées dans la lave du Vésuve. La proposition plastique était autant dans cette confrontation que dans ce qui était figuré sur ces images que je n’ai collées que dans les nuits du jeudi et vendredi saints, afin qu’elles soient découvertes et reçues dans le contexte de la Résurrection si intense à Naples. Mon montage consiste à organiser cette palette hétérogène : de l’espace, du temps, du vécu, de l’histoire, du symbolique.

 

N.E. : Est-ce là que réside le sacré ?

E. P.-E. : Le rapport entre les images, le lieu, le contexte et la profondeur de l’histoire de la ville produit une sorte de « sacré laïque », conscience de ce qui nous a précédé. Ce que provoquent mes images quand on les rencontre doit être inséparable de l’histoire du lieu, ranimée par cette inscription à la fois spatiale et temporelle. Ce que je propose, c’est une intervention plastique dans le réel et les résonances symboliques, anthropologiques, sociales, sacrées, événementielles qu’elle suscite.

Mes images viennent réactiver ou perturber l’appréhension d’un lieu, y réinscrire l’histoire humaine, quelque chose d’intermédiaire entre l’art et la vie comme les manifestations rituelles. Ce travail m’a amené à lire les Évangiles, la Bible, les Exercices Spirituels d’Ignace de Loyola, de là, Saint Jean de la Croix et Thérèse d’Avila.

 

N.E. : De là votre travail sur les grandes mystiques ?

E.P.E : Oui c’est né de ces textes sacrés mais aussi de Nerval, Les chimères, « ... les soupirs de la sainte et les cris de la fée ».

Jean Noël Vuarnet disait combien il est toujours ambigu de s’intéresser à ces grandes mystiques. Comment représenter des chairs qui aspirent à se désincarner ? Une quête autant qu’un défi... et un problème pas seulement plastique. Je n’ai choisi que des femmes qui ont écrit, et j’ai essayé d’exprimer ce qu’elles ont dit d’elles-mêmes. Il y a bien sûr la sensualité, l’affirmation du corps, traversées de références à la Passion... 

Elles se disent épouses du Christ. « Douleur spirituelle non corporelle bien que le corps ne manque pas d’y avoir part et même beaucoup » dit Thérèse, ce que j’ai traité par le dessin... Mais comment capter l’ineffable, le souffle, l’âme, cet autre chose qu’il fallait traduire ? La sublimation du corps et sa négation simultanée... lévitation et anorexie ?

 

N.E. : Qu’avez-vous imaginé alors ?

E. P.-E. : Dans mes interventions urbaines, le papier n’est pas seulement un support, l’image est travaillée par ce qu’inflige à la feuille la matérialité des murs, son grain, ses fissures, sa mémoire. Pour ce projet sur les mystiques, le papier, plus encore que pour mes collages urbains, s’est imposé comme un élément plastique essentiel aussi important que le dessin jouant avec lui, le contredisant même. Que ces feuilles blanches deviennent le lieu d’accueil d’une extrême intensité affirmant ce labyrinthe de plis, de volutes qu’il porte en réserve. Voiles, linceuls, peau, pâleur, immatérialité, fluidité... comme une quête d’extase de l’espace.

Simultanément j’ai pris en compte aussi que l’eau, comme métaphore sexuelle, apparaît dans les textes de toutes ces femmes (sauf chez Catherine de Sienne, chez elle c’est le sang). Julia Kristeva n’écrit-elle pas à propos de Thérèse que « cette femme est un ruissellement constant », tandis que Madame Guyon avoue se liquéfier, devenir « la mer même ». De là tout mon projet est bâti sur un plan d’eau, un plan d’eau noire qui en a été l’élément essentiel tant plastique que symbolique... chaque fois dessiné, mis en forme en fonction de l’architecture.

Je n’ai évidemment jamais sur ce projet envisagé la rue, je n’ai installé cet ensemble que dans des lieux de grande spiritualité : Chapelle Saint-Louis de la Salpêtrière, Cathédrale de Saint Denis, Hypogée de Santa Maria delle Anime del Purgatorio ad Arco de Naples, Abbatiale Saint Pons, Abbatiale de Bernay...

Dans ce miroir qu’était ce plan d’eau, je travaillais à ce qu’apparaisse en profondeur le volume de l’édifice, un trou vertigineux, abîme mystérieux dans lequel la fiction des signes que sont les dessins se mêlait aux reflets de la matérialité transcendée du lieu.

 

N.E. : La dimension sacrée traverse aussi votre travail sur Pasolini...

E.P.E : Elle traverse tout Pasolini, son œuvre et son destin, c’est sa passion charnelle des gens et des lieux qui en révélait la dimension sacrée, il faisait du destin le plus humble une quête mythique et épique. Il avait une vision aigüe, profonde de l’état du monde, un engagement dans le réel le plus cru toujours nourri d’un ancrage aux grandes voix du passé, Dante, Léopardi, aux mythes fondateurs. Voyant, il a pressenti dès les années 50 les mutations anthropologiques, sociales, culturelles qu’annonçait cette forme de capitalisme consumériste qui s’installait, la marchandisation du corps derrière un hédonisme de façade. Mon image est une référence à ces alertes, une interrogation, quelque chose comme « qu’avez-vous fait de ma mort ? ». Quarante après son assassinat j’ai dessiné Pasolini, ses vêtements, jean, tricot, bottes à partir des documents de la police. Quiconque a vu les photos de son corps brisé sur le sable gris d’Ostia le reconnaîtra : dessin d’un réalisme clinique pour cette « auto-Piéta », comme une quête pasolinienne qui souhaitait faire résonner du sacré dans le réel le plus prosaïque. Pour dire que son « réalisme sacralisant » va rester ma référence essentielle.