L’eau, du désordre à la vie

Par Éric Karsenti, biologiste, membre de l’Académie des sciences

 

 

L’océan nous fascine toujours un peu pour plein de raisons, l’esthétique de ses couleurs, ses tempêtes et ses calmes, une sorte de mystère caché sous sa surface et le furieux désir, au moins pour certains d’entre nous, de partir à la découverte de ce qui se trouve derrière la ligne d’horizon. Malgré les avions, les fusées et les satellites.

On a même été chercher ce qui se trouve sous sa surface... On connaît l’existence des poissons, des baleines et des dauphins depuis toujours... Mais la plongée sous-marine a fait découvrir au plus grand nombre, avec Jacques Yves Cousteau, la beauté de ce « monde du silence » en 1956. J’avais huit ans lorsque mes parents m’ont emmené voir ce film de Louis Malle, extraordinaire à l’époque, lors de sa sortie sur les Champs-Élysées.

 

Images extraites de la bande annonce du film documentaire Le Monde du silence réalisé par Jacques-Yves Cousteau et Louis Malle, 1956, Palme d’or au Festival de Cannes de la même année.
Images extraites de la bande annonce du film documentaire Le Monde du silence réalisé par Jacques-Yves Cousteau et Louis Malle, 1956, Palme d’or au Festival de Cannes de la même année.
Images extraites de la bande annonce du film documentaire Le Monde du silence réalisé par Jacques-Yves Cousteau et Louis Malle, 1956, Palme d’or au Festival de Cannes de la même année.

 

Cousteau justement commente son observation d’organismes planctoniques : « ces êtres fragiles, transparents, qui ressemblent à de l’eau organisée ». Des organismes transparents mais complexes, à peine contrastés dans l’eau de mer.

De l’eau organisée donc, et il avait tout à fait raison.

Depuis l’avènement de la biologie cellulaire et moléculaire, on a tendance à penser la vie en termes de causalité linéaire gouvernée par le code génétique, l’ADN, l’ARN, protéines et lipides au sein d’une chimie complexe. Bien sûr c’est l’essence de la vie : une information dont on comprend encore mal comment elle s’est structurée. Bien que la vie existe sur terre depuis près de quatre milliards d’années, il semble qu’elle soit apparue sous une forme relativement simple assez rapidement (du point de vue des temps géologiques !) après la formation des océans sur notre planète, à une période où la présence de continents est encore débattue.

Et on oublie souvent que les cellules vivantes sont composées pour 90 % d’eau. D’où le faible contraste des organismes marins planctoniques. Nous même sommes constitués pour 60 % d’eau. Autrement dit, sans eau, pas de vie telle que nous la connaissons, et la vie a forcément commencé dans l’océan primitif. C’est la raison pour laquelle la recherche de planètes pouvant contenir de la vie commence par la recherche de présence d’eau.

La vie est un « système » qui dissipe de l’énergie, c’est pourquoi tous les organismes ont besoin d’absorber de l’énergie : chimique (chimiosynthèse), lumineuse (photosynthèse) ou matérielle (en absorbant d’autres organismes).

Mais il est une autre forme d’énergie toute aussi importante : l’agitation moléculaire liée à la température. Ici l’eau liquide joue un rôle primordial. Liquide car il faut des conditions de température et de pression adéquats pour permettre aux molécules d’eau de s’agiter et de percuter d’autres molécules pour les faire se rencontrer. Donc la vie ne peut exister que dans cet espace de paramètres.

Ce phénomène, l’agitation thermique, a été observé pour la première fois en 1827 par un botaniste Britannique, Robert Brown. Il avait observé à l’intérieur de grains de pollen des petites particules s’agitant de façon chaotique. Il crut tout d’abord à « une force vitale » puis comprit qu’il s’agissait d’un comportement universel de toutes les petites particules plongées dans un liquide. Mais avant d’en arriver là, il est amusant de constater que ce monsieur Brown, à l’origine d’une découverte de physique fondamentale, était un botaniste par ailleurs explorateur, il ramena une collection de plantes impressionnante d’un voyage en Australie entre 1801 et 1805.

Il fallut attendre 1900 pour qu’un mathématicien, Louis Bachelier, théorise le mouvement brownien comme un processus aléatoire. Et ce matheux de l’ENS utilisa ensuite sa théorie pour expliquer les aspects aléatoires de la spéculation financière en bourse... Le début de la fuite de nos meilleurs matheux vers ce sombre monde de la finance... Puis Einstein et Perrin s’emparèrent de la question.

Mais comment l’agitation moléculaire peut-elle conduire à des structures organisées ?

Sans molécules complexes, les molécules d’eau (ou d’un autre fluide) sont capables de former des structures organisées : « Les cellules de Bénard ». La dissipation d’énergie thermique au travers d’un gradient de température dans certaines conditions bien définies conduit à un comportement collectif des molécules qui s’organisent en « cellules de convection ». C’est un phénomène « d’auto-organisation ». À l’inverse d’un cristal comme la glace, dont on peut prédire la forme à partir de la structure de la molécule d’eau, la formation de ces structures dépend d’un ensemble de paramètres physicochimiques du « système », dans son ensemble : le liquide, la géométrie du contenant et le gradient de température.

Le vivant utilise ce principe pour générer des formes dynamiques mais de façon sophistiquée : le code génétique présent dans l’ADN contient de l’information qui conduit à la fabrication de molécules de protéines ayant des structures très complexes. La forme de ces molécules dicte l’organisation d’une partie des composants de la cellule. Cela conduit à des structures complexes, les virus en sont un exemple.

 

Illustration stylisée de brins de l’ADN humain, l’acide désoxyribonucléique. © Science Picture Co / Alamy
Illustration stylisée de brins de l’ADN humain, l’acide désoxyribonucléique. © Science Picture Co / Alamy

 

Mais les cellules sont dynamiques. Elles bougent et beaucoup de processus impliquent du mouvement. Par exemple les cellules sont en mesure de « sentir » et de « se guider ». Ainsi, un macrophage au milieu de globules rouges est capable de poursuivre puis d’avaler une bactérie. Pour accomplir ce genre de comportement, il faut produire des formes « dynamiques » hors équilibre thermodynamique. Très différent de l’assemblage d’un virus.

Prenons un exemple de mon travail avec des collègues physiciens.

Pendant la division cellulaire, les chromosomes sont distribués aux cellules filles par une machine formée de tubes nanométriques qui tirent sur les chromosomes : le fuseau mitotique. Dans le fuseau, les tubes sont incroyablement dynamiques, se renouvelant toutes les minutes. Tous ces mouvements sont déterminés à la fois par la forme et l’activité de protéines spécifiques et par leur agitation thermique.

En fait on peut visualiser et modéliser la morphogénèse de ces structures en utilisant des simulations numériques semi-stochastiques (dans lesquels les composants se déplacent suivant les lois du mouvement brownien mais avec des agents déterministes). Et on obtient un espace de paramètres dynamiques pour lesquels des structures en fuseau se forment. Pour certaines combinaisons de paramètres des structures en étoiles apparaissent, pour d’autres on obtient des réseaux et pour d’autres encore des fuseaux bipolaires similaires à de véritables fuseaux mitotiques avec les mêmes propriétés dynamiques.

Ce qui est très excitant c’est qu’on n’a pas choisi les paramètres : on a demandé à l’ordinateur de sortir les combinaisons de
paramètres qui conduisent à des structures « organisées ». Autrement dit, on ne sait pas prédire quelle combinaison va donner telle structure avant de faire la simulation.

La morphogénèse cellulaire dépend donc d’une part de la structure et des propriétés des molécules du vivant (acides nucléiques, protéines et lipides), mais également de leur agitation aléatoire dans ce fluide extraordinaire qu’est l’eau.

 

Les vagues de l’océan. © Philip Thurston / iStock
Les vagues de l’océan. © Philip Thurston / iStock

 

À une autre échelle, celle de l’océan, les mouvements de masses d’eau jouent un rôle capital à la fois dans la régulation du climat en transportant des eaux chaudes et froides des régions tropicales aux pôles et de la surface vers les grands fonds (voir la circulation océanique perpétuelle) et en transportant des écosystèmes entiers de micro-organismes. Ces mouvements, entraînés par les différences de température entre l’équateur et les pôles, la rotation de la terre et les vents, jouent un rôle capital dans la structuration de la biogéographie du plancton. De nouveau, à cette échelle totalement différente, la structuration de l’écosystème émerge de l’interaction entre de nombreux paramètres qui en général définissent le comportement d’un « Système ».

Pour conclure on peut dire que nous sommes des êtres liquides dont l’organisation émerge du chaos moléculaire... La mythologie grecque n’était pas si éloignée de la réalité !