L’eau, entre la matière et l’être

Enretien avec Erik Orsenna, de l’Académie française

Propos recueillis par Nadine Eghels

 

 

La Normandie et l’embouchure de la Seine vues de l’espace, photo prise par l’astronaute Thomas Pesquet. © ESA/NASA / T. Pesquet
La Normandie et l’embouchure de la Seine vues de l’espace, photo prise par l’astronaute Thomas Pesquet. © ESA/NASA / T. Pesquet

 

Nadine Eghels : Ce n’est sûrement pas un hasard si les îles comptent le plus de poètes et d’écrivains. Vous êtes connu tant par vos écrits que par vos voyages, comment envisagez-vous le rapport entre l’eau et la littérature ?

Erik Orsenna : Je me suis souvent demandé pourquoi l’eau était aussi omniprésente chez tous les créateurs, et notamment les créateurs de mythes, de grands récits, de religions. L’eau, c’est le miroir, non pour se regarder (exceptons le cas de Narcisse), mais pour voir le ciel se refléter sur la terre. Miroir du ciel, mais aussi miroir des rêves, et des cauchemars. Mais l’eau c’est aussi la profondeur, on ignore ce qu’il y a dessous.

Il se fait qu’à l’Académie française le fauteuil que j’occupe était auparavant celui de trois personnages qui ont regardé sous la surface. D’abord Cousteau, dont je suis le successeur direct, avant lui le psychiatre Jean Delay, patron de Sainte-Anne qui a créé un certain nombre de médicaments visant à calmer les grandes douleurs, et encore avant, Pasteur qui a exploré toute cette vie sous la surface. Car sous la surface, il y a la vie.

 

N.E. : Quel rapport avec les écrivains, et les artistes ?

E.O. : L’eau est à la fois allégorie du ciel, miroir et vie en profondeur. Même s’ils n’en sont pas conscients, les artistes savent que ces points sont absolument essentiels. Toute vie sur la terre est venue de la mer. Eux-mêmes sont venus d’une poche placentaire. Et on peut vivre longtemps sans manger, mais pas sans boire. Si l’eau répond à des nécessités concrètes, elle est liée aussi au rêve et à l’espérance, au lointain comme au très proche. Elle marque enfin l’allégorie du temps qui passe. Avant les montres il y avait des sabliers et des clepsydres, sortes de montres à eau. Le temps qui passe, c’est la vie qui coule.

Pour les écrivains, l’eau c’est plus qu’un personnage, c’est la métaphore générale. Avec les fleuves qui coulent en nous, la circulation du sang dans notre corps composé à 90 % d’eau. Un terreau liquide, extrêmement riche pour l’imaginaire. L’eau, c’est LA source des sources.

 

N.E. : Vous êtes géographe, cela influence aussi votre perception.

E.O. : Bien vu ! Économiste au départ, je me suis senti de plus en plus géographe. Dans ma jeunesse, on ne s’occupait que d’Histoire, l’agitation des hommes. La terre, la nature ont dû se battre pour faire entendre leurs voix. Mais je suis aussi, corps et âme, un raconteur. Les quatre mots clefs de ma religion sont : il était une fois. Et l‘eau, c’est LE personnage par excellence. Les humains sont loin d’avoir le monopole de la vie. Descartes, notre si révéré maître de la méthode, a tort. « Je pense donc je suis ». On peut très bien être sans penser. Et les animaux ne sont pas des « machines ». Cette philosophie a permis la maîtrise. Alors que la solidarité seule permet de continuer durablement.

 

N.E. : Certains affirment que les fleuves sont des êtres vivants, qu’en pensez-vous ?

E.O. : Ils ont raison ! Voilà pourquoi j’avais proposé à Pap N’Diaye, le bien trop bref ministre de l’Éducation Nationale, de lancer une grande action : Adopte ta rivière. C’est parti ! Dans le cadre des « aires éducatives ». L’école du dehors. Le bonheur de classes de CM2 découvrant la réalité d’un cours d’eau. Et sa fragilité. Je suis professeur d’économie des matières premières. Dont l’eau, la première d’entre elles, la plus utilisée, et c’est celle qui nous constitue. Après vingt ans de voyages j’avais écrit L’avenir de l’eau. Mais à l’époque cela n’intéressait pas grand monde. C’est pourquoi je suis passé par les fleuves. En créant avec Élisabeth Ayrault, alors présidente de la Compagnie nationale du Rhône, Initiatives pour l’avenir des grands fleuves. Une association aujourd’hui reconnue par toutes les grandes institutions. D’ailleurs, profitons-en pour préciser : pour moi, fleuve ou rivière, c’est pareil. À cet égard je préfère l’anglais qui n’a qu’un mot, river. Il serait temps de changer cela dans le dictionnaire de l’Académie...

 

N.E. : Comment l’eau acquiert-elle une dimension mythologique ?

E.O. : Elle irrigue tous les grands récits fondateurs, qu’il s’agisse de mythes ou de religions, dans toutes les civilisations. Mais elle coule aussi dans la poésie. L’eau est en amont de la littérature. Cela coule de source. Il suffit de relire Bachelard pour s’en persuader. Et à partir de la source, s’enchaînent les métamorphoses. L’eau existe en trois états, la glace, le liquide, la vapeur. La neige, la pluie, les merveilleux nuages.

 

N.E. : L’eau est liée à la vie... mais aussi à la mort ?

E.O. : C’est la grande ambiguïté : si l’eau c’est la vie, c’est aussi la mort. Le Nil et le Styx. Nous buvons 80% de nos maladies, répétait Pasteur. Et j’enseigne la géopolitique des fleuves à... l’École de Guerre.

 

N.E. : Comment écrire sur l’eau ?

E.O. : À partir de la géographie, je raconte des histoires. Qui se ramifient comme les ruisseaux rejoignent les rivières, puis les fleuves. L’acte même d’écrire est de même nature que l’eau. On parle de débit, du cours du récit. Mais il n’y a pas que l’écriture. Toutes les sciences, à commencer par la biologie, la climatologie, la botanique, toutes les pratiques artistiques nous y ramènent, la musique, la peinture. L’eau fait partie de l’univers physique mais aussi du monde mental. Car si l’eau est toujours la même, chaque rivière est différente. C’est cela qui me fascine. Le passage de la matière à l’être. Chacun a une rivière au cœur. J’ai une idée : pourquoi, en 2025, notre Institut de France ne saluerait-il pas les Saisons ? Partout dans le monde on va saluer les 300 ans des Quatre saisons de Vivaldi. Or nous ne cessons de nous désoler : y a plus de saisons, mon bon monsieur ! Pourquoi ne pas en profiter pour y réfléchir ? Tous ensemble ! Nos cinq académies mêlées ! Je viens d’écrire un petit conte vénitien : La Cinquième Saison. Vivaldi revient pour composer la musique d’un opéra sur la réconciliation entre les éléments. Et vous savez qui sera le librettiste ?

 

N.E. : Dites-nous...

E.O. : Lorenzo da Ponte, oui, celui de Mozart. Il m’a beaucoup parlé, ces derniers temps. Il en avait marre d’écrire sur les vieux prédateurs, les comtesses éplorées et les chérubins pervers.