À Jacques Rougerie
Sur les îles du Frioul au large de Marseille, je suis encerclé depuis plusieurs jours par l’immensité de l’eau, par la présence infinie de la mer Méditerranée.
Présence infinie de notes de musique dans mon crâne.
Des notes obsessionnelles comme des vagues incessantes.
Reflets dans l’eau de Debussy.
Jeux d’eau et Une barque sur l’océan de Ravel.
Les Jeux d’eau à la villa d’Este de Liszt.
Le prélude de l’Or du Rhin de Wagner.
Ce sont toujours des vaguelettes de gammes cristallines, toutes composées de l’intervalle de tierce. La tierce, c’est-à-dire cet espace entre trois notes, comme un intervalle rond, aquatique, doux.
Mon troisième opéra La Petite Sirène recrée un monde subaquatique peuplé de sirènes. On y entend des mélodies, des gammes infinies, et aussi beaucoup de fois cet intervalle de tierce.
En écrivant le livret de cet opéra, j’étais hanté par ces mots du conte d’Hans Christian Andersen : « Bien loin dans la mer, l’eau est bleue comme les feuilles des bleuets ».
Désir d’écrire une musique bleue, pour plaire aux sirènes et aux sopranos.
Premier souvenir de ma petite enfance : j’entendais souvent l’ouverture du Vaisseau fantôme avec ses vagues de cordes, ses mouvements chromatiques, ascendants et descendants, ses tremolos menaçants de violons.
J’imaginais alors un vaisseau perdu dans l’océan en pleine tempête. Cet océan était pour moi immense, il m’encerclait. Il me semblait représenter la musique par excellence, comme la seule possibilité d’avenir de ma vie.
Connaissez-vous le waterphone ? C’est un instrument de percussion composé d’un réservoir en acier rempli d’eau. Sur le pourtour du réservoir sont fixés des tiges en bronze qui forment une étoile de mer. L’interprète percute avec une baguette métallique les tiges, ou bien joue avec un archet. Les sons produits semblent venir d’un autre monde recréant des chants de sirènes ou de baleines. J’ai utilisé cet instrument pour mon deuxième opéra Quai Ouest qui se situe sur le port de New-York.
Jules Michelet écrit dans La Mer : « On peut voir l’océan partout. Partout il apparaîtra imposant et redoutable. Tel il est autour des caps d’où on le voit de tous côtés. » Plus loin : « On ne le voit pas infini, mais on le sent, on l’entend, on le devine infini, et l’impression n’en est que plus profonde. »
J’aimerais écrire à mon tour : la musique est partout, elle est autour des caps d’où on la voit de tous côtés.
Musique infinie.
Mon Zoo Circus pour ensemble est une réponse amicale à Camille Saint-Saëns et à son Carnaval des animaux. Je rends hommage à des animaux marins que Saint-Saëns n’évoque pas dans son œuvre. J’imite alors le chant de baleines tristes avec de mystérieux glissandos d’instruments à cordes. J’imagine aussi le récital d’un poulpe pianiste jouant le prélude en do de Bach, le prélude est alors démultiplié par les huit tentacules du poulpe sur le clavier du piano.
Et plus encore, je recrée musicalement l’ondulation de sirènes dans l’océan. Souvenir de multiples rêvasseries de mon enfance, et plus tard aussi.
Le 17 mai 2017 à Marseille, je suis sur le ferry qui m’amène vers le Vieux-Port. Je reçois alors deux messages de Michaël Levinas et Yann Arthus-Bertrand : ils me félicitent à l’instant de mon élection à l’Académie des beaux-arts. Le ferry vient tout juste d’accoster. En face de moi je vois le fameux bar de l’O.M. où les marseillais viennent se noyer dans le pastis. Je rejoins alors ce bar pour me remettre de mes émotions.
« Voir le jour se lever est plus utile que d’entendre la Symphonie pastorale » écrit Debussy.
Mais voir la mer est plus utile que d’entendre La Mer de Debussy.
La mer infinie.
Rivi Simplicitate (la simplicité de la rivière) ou les anciennes rivières de Mars : ces deux simples pièces que j’ai composées pour de jeunes pianistes. Les doigts vagabondent sur les touches blanches du piano. On joue les notes de manière legato, comme l’on touche à peine la surface de l’eau avec la pulpe des doigts. Parfois les jeunes pianistes jouent plus ou moins vite ces pièces de musique : ils suivent alors un ruisseau imaginaire à chaque fois différent.
Souvenir magique de la maison de Jacques Rougerie à Marseille : son immense terrasse contemple la mer Méditerranée, le ciel est parfaitement bleu. Notre ami Marc Barani ne peut nous rejoindre car il est aux îles du Frioul, tout juste en face de nous. L’eau nous sépare !
Au début de sa maladie, en 1932, sur la plage de Saint-Jean-de-Luz, Maurice Ravel se trouve ne plus pouvoir nager : il attend alors du secours en faisant la planche afin de ne pas se noyer. En déchiffrant au piano ses Jeux d'eau, je pense parfois à ce Ravel faisant tranquillement la planche. Au Lever du jour du ballet Daphnis et Chloé, il écrit dans sa partition : « Aucun bruit que le murmure des ruisselets amassés par la rosée qui coule des roches ».
Des notes qui coulent comme de l'eau.
J’aime cette ancienne expression « navigare necesse est, vivre non est necesse » : ce qui compte, ce n’est pas tant de vivre, mais de naviguer.
Fernando Pesoa a écrit : « Nous nous retrouvons à naviguer, sans avoir idée du port où nous pourrions accoster. »
Quelle magnifique allégorie de la création musicale : se laisser porter par l’eau, attendre sans but et suivre la bonne vague, puis surfer sur cette vague. Ne pas tomber. Lâcher prise. Laisser dérouler une mélodie infinie. Créer. Aimer.