Des quatre éléments, l’eau est celui qui porte « les forces imaginantes de notre esprit » selon Gaston Bachelard en introduction à son ouvrage L’eau et les rêves (Librairie José Corti, 1942).
Voilà une des réponses consubstantielles au phénomène de la lumière en peinture, si ce n’est celle essentielle qui participe de l’illusionnisme sur lequel s’est construite toute l’histoire de la peinture jusqu’à l’aube des ruptures plastiques au début du XXe siècle.
L’eau est appréhendée par les peintres en tant que représentation formelle, réelle dans sa matérialité picturale, mais aussi inductrice de rêve, imaginante pour l’artiste poète. À l’origine de toute vie elle l’accompagne. Dès les premières civilisations, elle a donné naissance à de nombreux mythes profanes et religieux dans lesquels ont puisé tous les artistes.
Mythes et religions
Dans sa barque, le nocher Charon fait traverser le Styx aux âmes des morts. Évoqué dans l’Enfer de la Divine Comédie de Dante, l’épisode a inspiré Michel-Ange (Chapelle Sixtine), Joachim Patinier (Prado, Madrid) dont l’imaginaire invente un paysage marin et montagneux de pure fiction. Les valeurs inconscientes autour de la mort prennent une dimension symbolique avec Arnold Böcklin qui peint plusieurs versions de l’Ile aux morts (1880 et 1886). Avec le fleuve des enfers, le voyage marin décline une série d’avatars : Delacroix, Dante et Virgile (Louvre), Sapho à Leucate (Baron Gros, musée Baron-Gérard, Bayeux) qui en se jetant d’une falaise rejoint les profondeurs océanes originelles. Eaux menaçantes, elles sont un message divin, un avertissement punitif avec le déluge. La scène biblique de la Genèse a inspiré Poussin (Louvre), Girodet. Les eaux déchaînées aspirent, engloutissent. Avec Ophélie, c’est dans une eau dormante, tombeau naturel, que l’héroïne de Shakespeare se noie et rejoint les eaux profondes de l’inconscient. La violence des flots s’est apaisée et pour le silence et l’oubli dans le temps suspendu. Cette scène d’essence romantique a été une inspiration récurrente au XIXe siècle : Delacroix, Millais (Tate Britain Londres), Delaroche, Cabanel. Il y a la mort trompeuse avec Narcisse hypnotisé par son image que lui renvoie l’eau d’une source devenue miroir de toutes les illusions : Le Caravage (Galerie nationale, Rome).
Le mouvement des vagues est menace et angoisse, mais dans le Nouveau Testament l’eau est symbole de rédemption. Tintoret a écouté la leçon mouvante de la mer qui a contribué à le libérer du classicisme de la Renaissance. Son Christ sur la mer de Galilée, (National Gallery of Art, Washington) est gage de foi absolue en la figure christique qui apaise la tempête et rejette le doute et la peur des apôtres. Delacroix, deux siècles plus tard avec son Christ sur le lac de Génésareth (plusieurs versions avec celle du MoMa), en donne une vision transfigurée.
Réalisme et illusionnisme
Dès le XVIIe siècle où triomphe le classicisme grâce à la maîtrise des techniques à l’huile et des glacis, la virtuosité picturale excelle à représenter la nature avec des détails aptes à renforcer l’illusion du réel. Les peintres de marine de l’école hollandaise (Ruysdael, Hobbema, Avercamp, Van de Velde, Van Goyen) donnent ses lettres de noblesse au thème. Une iconographie réaliste et pittoresque qui associe l’eau et le ciel. Dans cet héritage s’inscrivent les peintres français au XIXe siècle. Avec le drame contemporain du naufrage de La Méduse, Géricault est le modèle romantique du sujet qui connaîtra un succès constant : des bateaux pris dans la tempête, s’échouant sous les rafales d’éléments déchaînés, des combats navals où la mer est au cœur d’une mise en scène spectaculaire où plongent les racines profondes d’une peur originelle face à l’élément indomptable. Isabey, Jules Noël, Charles Mozin, Ambroise Louis Garneray, Théodore Gudin sont les interprètes réalistes de la mer, des tempêtes et naufrages, de la vie portuaire qu’inaugure Joseph Vernet lorsque Louis XV lui commande, en 1753, les vues de 24 ports de France. La mer est incontournable dans ce voyage terrestre autant que maritime que poursuivra son élève Jean-François Hue. Peintre de la Marine, Joseph initie une tradition reprise en 1920 avec la création de l’Association des Peintres de la Marine.
C’est à Venise, ville des mirages colorés, que l’esthétique impressionniste se révèle avec la lumière, les couleurs, les vibrations tactiles. Décor mythique d’une ville née des eaux et appelée à y disparaître, Venise inscrit le rêve d’une peinture en quête d’elle-même, d’une mise en abîme de la perception visuelle. Sur les eaux de la lagune se renouvellent annuellement les épousailles de la mer, de la Sérénissime et du doge. Miroir dans lequel s’inverse le réel des façades des palais et des quais animés, qui piège notre vision et condense notre imaginaire en proie à l’évasion. Les védutistes Canaletto, Guardi, Belloto sont les interprètes d’une réalité imaginaire où l’eau invite à la rêverie. Joseph Delteil en donne l’équivalence lorsqu’il écrit « ton image brûle l’eau du si mince canal ». Les perceptions lumineuses qui éblouissent notre vision, réinterprétée par notre pensée, déclenchent alors une réalité imaginante. Les impressionnistes l’on compris, Sisley avec ses scènes d’inondation à Port-Marly, à la fois témoignage et fascination visuelle, et surtout Claude Monet. Ses recherches picturales de l’évanescent trouvent avec l’eau le thème symbolique de l’incommunicable : de la débâcle des glaces sur la Seine aux falaises normandes à Étretat, de Belle-Isle à la Méditerranée, de Noirmoutier où il voit la mer comme une symphonie de reflets nuancés de bleus et de mauves jusqu’à l’aboutissement sériel des Nymphéas. Avec la transposition apparemment confuse des nénuphars sur les eaux du bassin artificiel qu’il crée à partir du détournement d’un bras de l’Epte, le Ru, Monet remet inlassablement sur le métier, reprend sa lutte directe avec l’aspect constamment mobile et fuyant de l’eau en perpétuel devenir dont il cherche à saisir l’insaisissable.
« La modernité, cet élément transitoire, fugitif dont les métamorphoses sont si fréquentes » de Baudelaire trouve sa vérité dans cette rêverie cosmique offerte par l’eau.
Qu’il nous soit permis d’évoquer la perception aquatique de Courbet. Le terrien jurassien exprime dans ses marines normandes, les forces élémentaires de la matière. Quant à Cézanne dans sa volonté d’un retour au solide et au durable, il accentuera les effets de masses et de volumes dans ses vues de l’Estaque où il traite l’eau en profondeur, dans sa densité.
Naturalisme et lyrisme
Son contemporain Daubigny peint le cours tranquille de l’Oise de son bateau-atelier le Botin. Plus loin l’estuaire de la Seine est propice à une perception élégiaque d’un paysage où l’eau permet les captations fugaces des reflets sur la mer sans cesse renouvelés. La brise marine chasse les nuages, la surface de l’eau est l’objet de l’incessante mobilité des vibrations lumineuses d’une image toujours différente. Jongkind, Boudin, le roi de l’eau et du ciel. Avec ses touches timidement fragmentées pour rendre les reflets sur l’eau des plages de Trouville-Deauville aux bords de la Touques assagis, à Venise il rêve des mirages de l’eau porteurs d’une douceur arcadienne.
Alors que la fluidité est contraire à l’ancrage de l’image, les peintres alternent le réalisme passif et le réalisme actif, que René Huyghe qualifie d’inspiré.
Le peintre nous fait toujours croire à la réalité. Laquelle ?
Du réalisme à la rêverie, du trompe-l’œil à l’évasion, quel rêve met-il en place ? Claude Gellée invente des scènes portuaires où l’eau est l’enjeu d’un appel au voyage. Ses embarcadères sont l’avant-scène d’une histoire qu’il nous reste à inventer.
Rêver l’eau, de quelque expression, de quelque facture que lui revête le peintre... elle réveille nos attentes, nos rêves, nos fantasmes. Elle soulève nos peurs aussi. Ses colères nous terrifient comme cette Tempête de neige en mer peinte par Turner en 1842. N’illustre-t-elle pas cette phrase de Victor Hugo dans Les travailleurs de la mer « L’eau est pleine de griffes » ?
L’eau coule, éternelle. Avec la Loire, Olivier Debré retrouve la grandeur, la majesté du fleuve qui a baigne le jardin de la France. Pour le peintre de l’abstraction fervente la couleur est mouvante comme elle. Elle ruisselle sous son geste devenu espace, et l’espace devenu la liquidité de la lumière. La lumière est complice de l’eau dans un dialogue ininterrompu. Laisser couler la couleur est le geste naturel qui rejoint celui de la Loire dit le peintre. Des terrasses des Madères, près de Chinon où il a ses ateliers, Debré regarde, s’immerge dans cette eau vagabonde, dolente. Elle rêve sous la lumière douce et notre rêve l’épouse. Elle est la coulée de son art dit Debré.
Coulée des rêves, d’une émotion, l’eau absorbe toute visibilité, toute réalité.