Entretien avec Angelin Preljocaj, membre de la section de chorégraphie de l'Académie des beaux-arts
Propos recueillis par Lydia Harambourg, correspondante en peinture de l’Académie des beaux-arts
Lydia Harambourg : Le Lac des cygnes, de Piotr Ilitch Tchaïkovski sur un livret de Vladimir Begitchev, créé en 1877 à Moscou au théâtre Bolchoï, est emblématique du grand ballet classique, dont vous êtes, Angelin Preljocaj, un des héritiers. Vous donnez en 2020 votre vision contemporaine de ce ballet narratif né d’une légende allemande. Vous réinterprétez la genèse d’une des plus célèbres chorégraphies de Petipa, reprise par Noureev, sans jamais trahir le récit, par glissements et strates successifs. Fidèle aux codes traditionnels des ensembles, des pas de deux, des solos de la danse classique, vous renouvelez celle-ci avec votre écriture chorégraphique identitaire pour réveiller le conte originel et l’ouvrir au monde d’aujourd’hui menacé et fragilisé.
La scène finale met en abîme notre avenir. La malédiction de Rothbart dont Odette est la victime est détournée. Avec elle les cygnes meurent dans leur élément naturel : l’eau, polluée par l’homme dans sa quête de pouvoir. Quelle réflexion vous a conduit à modifier la fin du ballet où l’eau prend une place hautement symbolique de notre temps ? Quelle signification prend cet élément dans votre relecture du Lac des cygnes ?
Angelin Preljocaj : Quand je commence un ballet, il y a trois mots qui déterminent mon travail : le texte, c’est-à-dire l’écriture chorégraphique, le prétexte, c’est le thème du ballet, le Lac des cygnes, le contexte qui est celui de notre époque. Face à elle mon langage se confronte à cette thématique du Lac des cygnes.
Vient alors la question : qu’est-ce que cela va engendrer, de quoi cela va-t-il se nourrir ? Comment tout relier dans cette spirale qui se dessine grâce à ces trois mots ?
La première étape, c’est très simple. Que se passe-t-il dans ce ballet dont le lac est un acteur essentiel ? Un lac, qu’est-ce aujourd’hui ? Un lac, c’est une grande surface d’eau qui, compte tenu du réchauffement climatique, des problématiques écologiques, nous confronte à sa raréfaction. L’eau, je dirais qu’elle est souillée, qu’elle est chargée d’éléments très négatifs, très oxydants et très nocifs, voilà c’est cela, c’est le mot déclencheur.
Quand on sait qu’à notre époque il y a plus de cinq cents espèces d’animaux qui ont disparu en une trentaine d’années, on peut se demander si nos enfants et les enfants de nos enfants sauront ce que c’est qu’un cygne, sinon sur les photos qu’on leur montrera : tu vois, c’était cela un cygne.
Pour moi, ce sont toutes ces choses, et la conséquence de cette réalité, qui ont été la colonne vertébrale du ballet et de sa dramaturgie. Le Lac des cygnes symbolise la perte des valeurs, des espaces naturels qu’on est en train de dévaster et avec elle des animaux qui disparaissent, des cygnes qui meurent. Si on commence à ériger des puits de pétrole autour d’un lac et qu’on y déverse tous les déchets, on contamine l’eau et on est amené à la déperdition de ces oiseaux magiques. La dramaturgie du ballet en est toute modifiée.
Le père du prince Siegfried est un maniaque de l’industrie. Quant à Rothbart le magicien, il est une sorte de spéculateur qui veut établir des forages de pétrole autour du lac.
L.H. : Au-delà d’une transposition, ne faudrait-il pas parler d’une parabole ?
A.P. : Vous avez raison, une parabole. Ce ballet est devenu pour moi une parabole écologique.
L.H. : Cette idée me vient en pensant aux paraboles de l’Évangile où pour faire comprendre un message, celui-ci passe par un récit, une histoire qu’il faut décrypter pour y accéder. Les choses sont dites, mais sont sous-jacentes. Votre chorégraphie en développe tous les arcanes.
A.P. : Odette est une militante écologique qui se dresse contre cette aberration de nuire à l’éco-système par l’implantation, autour du lac, de puits de pétrole qui le contaminent. L’escroc Rothbart qui gère le lac transforme Odette en cygne comme dans la légende.
L.H. : Vous respectez en cela le mythe de ce grand ballet romantique : une histoire d’amour et de trahison où le fantastique a sa part avec la métamorphose d’Odette en cygne qui subit le sort maléfique de Rothbart en représailles de son action militante. Seul un amour éternel pourrait la sauver. Le prince Siegfried est trompé par la double métamorphose d’Odette.
A.P. : Oui il y a une intrication entre la légende et notre époque, avec le problème écologique qui fédère l’histoire à laquelle il donne une signification symbolique.
L.H. : Nous en arrivons à la scène finale. Une scène forte, puissante visuellement. Une transcription chorégraphique et expressive impressionnante des cygnes (des jeunes femmes métamorphosées par Rothbart) qui meurent enlisés, asphyxiés dans une eau polluée. Voilà l’eau, omniprésente dans votre ballet qui s’inscrit dans une actualité brûlante. Vous avez observé cet oiseau noble, dont le dernier chant appartient aux épitres élégiaques depuis Platon et Virgile. Un chant qui serait mythique avec Buffon, avec des écrivains comme Racine, Chateaubriand, Lamartine. Un chant qui a eu la vie dure et auquel vous redonnez sa vérité, celle d’un chant intérieur, silencieux, inconnu du monde. Votre métaphore est celle d’un monde mourant dans une certaine indifférence, que votre chorégraphie exprime en transcrivant les états de dégradation de ce noble oiseau, d’une blancheur immaculée, souillée par la mort. Les jambes des danseuses, qui ne sont plus sur pointes, simulent la cassure des pattes, brisées, qui se rompent, flagellent, se désarticulent. Et toutes ces attitudes sont belles parce que justes dans la dramaturgie qui s’inscrit dans la continuité du ballet originel. La danse supplée au texte. Permettez-moi de parler de beauté dans cette transcendance.
A.P. : Les cygnes s’enlisent. Ils sont tels qu’on a pu les observer lors des marées noires, des catastrophes marines. Les oiseaux englués, luttant pour survivre. Ils se débattent dans une eau simulée, leurs ailes s’alourdissent. Ils reprennent inlassablement et en vain des gestes de vie.
L.H. : Y-a-t-il un espoir ?
A.P. : Si on ne fait rien, il n’y a pas d’espoir. On s’aperçoit qu’il commence à y avoir des réductions d’effets de serre. On est sur une pente un peu plus douce. Elle devrait être plus radicale, plus exigeante.
L.H. : Plus brutale ?
A.P. Oui, je suis d’accord.
L.H. : Reprenons la scène finale. L’eau a envahi le plateau – illusion ? Le choc ressenti par le public à la vue de cette colonie des cygnes pris au piège est saisissant. Un sentiment nous étreint d’être nous-mêmes pris dans ce marécage, dans ces eaux mouvantes qui éclaboussent, aspirent les corps, les font chuter, tirer par des forces mystérieuses. Il y a un illusionnisme aquatique troublant, d’une bouleversante intensité dramatique. Entrons-nous dans l’eau nous aussi ? Rejoignons-nous les cygnes dans leurs ébats désespérés ? Que se passe-t-il scéniquement ?
A.P. : Il y a un recours à des éclairages très étudiés, des ondulations lumineuses pour une perception visuelle et spatiale spécifique au théâtre. Sur scène et dans le film, l’illusionnisme fait partie du spectacle. Le spectacle est à la fois une parabole, comme nous l’avons évoqué, mais c’est aussi un moment où on peut représenter le simulacre du réel. Un réel articulé, pensé comme une symphonie, qu’on écrit, construit, qu’on a élaborée et dans laquelle s’inscrit un rythme.
Ici les eaux du lac sont démesurées. Elles se donnent comme une certaine dramaturgie.
L.H. : Une définition de l’art ?
A.P. : Une grande illusion qui trouve ses racines dans un réel qui doit être transcendé.
Cela nous donne un autre regard sur le réel. Le lac reprend tout son sens. L’eau est là.